La Société Européenne de Culture
Par Henri Bartoli
Les valeurs
Les valeurs ne sont ni des « idées générales », ni des « réalités absolues » connues a priori. Elles ont ceci de remarquable qu’elles n’apparaissent que lorsqu’une liberté les invoque, les adopte, se dévoue ou se donne à elles. Nous ne les voulons pas si nous ne les faisons pas. Nous ne voulons ni la Justice, ni la Paix, si nous ne nous acharnons pas à les construire. Sans la politique, qui tend à inscrire les valeurs, la morale n’est qu’hypocrisie. Logée au cœur de la politique, « lieu de cristallisation de la décision à l’échelle des communautés historiques que sont les nations », ainsi que la définit Paul Ricoeur, la morale exige d’elle qu’elle vise la réalisation des conditions les plus favorables à la naissance et à la re-connaissance des valeurs, et par là, contribue à la création de l’homme par l’homme.
De là, l’idée-force de la politique de la culture, non pas bavardage moralisant ou idéalisant sur les malheurs de la planète et de ses habitants, mais discernement critique tendu vers le repérage des signes du temps et vers leur interprétation à la lumière de la culture et des raisons de vivre dont elle est faite, non pas rejet méprisant de la politique ordinaire, mais effort pour la faire pénétrer par les exigences de la solidarité humaine.
Débats sur les mots-clés.
I – Dialogue
Umberto Campagnolo voulait que chaque mot de notre langage soit signifiant et, si possible, univoque et lié à la « doctrine » qui, peu à peu, se dégageait. « Rencontres » était le maître-mot de Genève, « dialogue » celui de la S.E.C. dès sa naissance. Campagnolo refusait de voir dans le dialogue le moyen par excellence de la recherche de la vérité. Tout au contraire, il faisait de la vérité le critère qui permet de définir les faits. L’accord commun « constitue le point de départ du dialogue et non pas son aboutissement ». Dialoguer c’est alors croire en l’unité et en l’identité humaine (Kant appelait cela le « respect »), refuser la violence, admettre que la vérité et la justice sont à la fois transcendantes et intellectuellement immanentes. Il n’est pas de dialogue vrai sans institutions imposant un minimum d’égalité et de libre parole, sans consentement à la distance.
II – Homme(s) de culture
Autre mot-clé du langage de la S.E.C. : « homme de culture ». Il n’est pas accueilli sans beaucoup de réticences par les membres du Centre français. D’abord parce qu’il sonne bizarrement dans la langue française, comme dans la langue anglaise, ainsi que le diront les membres du Centre anglais. Surtout parce que, dans la France des années 50 et 60, il est beaucoup question de « l’engagement historique concret » des « intellectuels », et plus particulièrement du rapport de réciprocité entre le besoin qu’a l’intellectuel de la classe ouvrière et des pauvres pour se connaître lui-même et celui qu’ont de lui la classe ouvrière et les pauvres pour se penser eux-mêmes. U. Campagnolo lui-même fait le rapprochement entre « l’intellectuel organique » tel que l’entend A. Gramsci, éducateur et homogénéisateur de la conscience de la classe à laquelle il est « relié », et l’homme de culture, les hommes de culture « ne faisant qu’exprimer les aspirations profondes des peuples ». Si les Français se rallient à l’expression , c’est en vertu de ses connotations et de la distance qu’elle permet d’établir entre l’intellectuel », pour qui la culture est un produit instrument d’une activité pratique, et « l’homme de culture » pour qui la culture s’identifie dans tous les domaines à ce que crée l’esprit humain.
III – Civilisation de l’universel
U. Campagnolo envisage la civilisation européenne comme tendue vers une civilisation de l’universel. Plus d’une fois il la qualifie de « la civilisation de l’homme ». A Paris, en 1953, il rattache la civilisation de l’universel à trois sources européennes : la pensée grecque, le droit romain, la spiritualité judéo-chrétienne. A cela J. J. Mayoux oppose que l’histoire montre amplement qu’après avoir reçu une forte impulsion de son terrain civilisateur, la culture européenne s’est propagée à l’échelle de la planète suivant l’axe de l’expansion économique et politique en prétendant à un universalisme qui, du coup, ne pouvait être reconnu par ceux à qui il était imposé. Jean Lacroix objecte de même que, si la culture européenne est universelle dans son intention, il y a danger à la dire telle alors que la décolonisation est à l’œuvre et qu’à la première guerre du Vietnam s’ajoute pour nous, Français, la guerre d’Algérie. Le Père Houang ajoute encore que tout peuple a la vocation de l’universel, que ce serait une erreur grave que de méconnaître la pensée de Mei Ti mettant l’accent sur l’amour universel, de Confucius exaltant la fraternité universelle ou de Lao Tseu enseignant la bienveillance univeselle, et de dire, dans une très belle image, que « la véritable universalité doit ressembler à une rosace, dont tous les peuples, toutes les cultures constituent des parties ».
Sensible à l’argument et au péril de ne représenter qu’une étroite assise intellectuelle, l’Assemblée générale de 1953 adopte une résolution lue par Jean Amrouche, lui-même homme de culture algérien, aux termes de laquelle la S.E.C. « se propose d’intensifier ses échanges avec les hommes de culture des autres civilisations pour une meilleure connaissance réciproque, connaissance sur laquelle la S.E.C. se fondera la collaboration et l’amitié qui sont la substance d’une société vraiment humaine dont la culture aspire à être universelle ». Une « table ronde des civilisations » suit en 1960, puis une tentative de création d’une Association mondiale de la culture en 1963. La revue « Comprendre » regorge d’articles sur les autres civilisations. Un solide point d’ancrage est désormais acquis : la culture, comme « force créatrice de valeurs », selon l’expression de Campagnolo, et comme expression des exigences profondes de tous doit être mise au service de tous les hommes, et l’Europe, compte tenu de son rôle dans l’histoire, assumer pleinement sa responsabilité.
L’œuvre de l’humanité exige le respect de ce qui se fait avec lenteur et qui ne se refera pas si on le débarque sans prudence : elle exige aussi des remises en question et des départs neufs. Les lentes maturations de l’esprit et les avancées impatientes de l’histoire-événement ne vont pas du même pas. De là la double nécessité de sauver et transmettre ce que toute métamorphose historique menace de détruire et d’oublier, et celle, non moins vive, d’être présent à la construction du monde.
Il y a vingt huit ans, lors de la XIe Assemblée générale à Venise, Henri Janne a comparé le mouvement qui agitait alors les esprits à la Renaissance, période où, disait-il, les hommes de culture se sont opposés à une société frappée à mort par ses contradictions, ont édifié un système de valeurs nouveau, plus rationnel et plus humain et fait de l’Europe la patrie de la science.
L’humanisme aujourd’hui en train de naître soutient Henri Janne, est un humanisme nouveau. Il ne fonde plus la vie sociale comme ce fut le cas de l’humanisme du XVIe siècle sur l’individu, mais sur l’identité et la solidarité de l’Espèce dont il vise la survie et l’épanouissement. Il s’oppose à la « société des appareils », en entendant par là les organisations qui, une fois installées, deviennent leur propre fin, usent de la force ouverte ou cachée pour assurer et étendre leur pouvoir, sont à elles-mêmes leur propre morale, et pour régner, ont recours à la méthode du conditionnement.
Ces propos rejoignaient d’autres propos déjà tenus à la veille de la seconde guerre mondiale par des hommes qui, tel Emmanuel Mounier et François Perroux, avaient une conscience aiguë du pourrissement d’une civilisation au sein de laquelle, pourtant, s’affirmaient les signes d’une civilisation nouvelle et qu’aujourd’hui, d’aucuns, tels E. Morin, ou un homme politique comme Ph. Séguin, en tiennent de semblables.
Il faut « refaire la Renaissance », disait E. Mounier, car, bien qu’en elle ait frémi les exigences légitimes de la personne, « avec elle a commencé la décadence individualiste qui devait peser sur quatre siècles d’histoire », mais « avant, ajoutait F. Perroux, il nous faut un nouveau Moyen Age ». « L’Occident d’Europe, écrivait quant à lui F. Perroux, sera lui-même pleinement lorsqu’il exprimera en une humanité neuve et approfondie tout ce qu’il porte en soi depuis son Moyen Age et sa Renaissance », aussi plaidait-il pour « la solidarité entre tous les fils de la patrie-terre ». Persuadé de ce que les chemins de la modernité mènent d’eux-mêmes à « un nouveau Moyen Age », que nous y sommes déjà entrés, et que nous assistons à la dislocation, la fossilisation, voire la décomposition et le fin d’un monde qui n’arrive pas à mourir, et à l’établissement d’un état hybride, incertain, non décisif, où le franchissement du cap devant conduire à une véritable civilisation nouvelle ne parvient pas à être effectué, E. Morin estime le temps venu de penser et d’agir ensemble dans le cadre général d’une politique de la civilisation. Quant Ph. Séguin, il estime que « nous devons prendre acte – et vite !. . de ce que cette fin de siècle n’est probablement comparable qu’à l’énorme mutation qui marqua le passage du Moyen Age à la Renaissance ».
C’est dans cette perspective de nécessité historique d’une seconde Renaissance qu’il me semble qu’il convient de nous placer pour penser aujourd’hui la politique de la culture. Relève de la civilisation, tout ce qui forme et promeut le citoyen ; relève de la culture les justifications et les valeurs auxquelles il consent pour vivre sa vie de civilisateur. C’est par sa culture qu’une civilisation va à la rencontre des autres hommes. Quand une civilisation nouvelle ne se reconnaît pas dans sa culture, quand une culture ne justifie pas la civilisation en marche, la question se pose intensément du dépassement du conflit, d’une intelligence nouvelle des valeurs, et de la création de nouvelles valeurs. C’est là tout le sens de la politique de la culture.
Il y a un an, lors de la XXIIe Assemblée générale, notre premier vice-président, Arrigo Levi, a proposé l’adjonction à nos travaux sur les fonctions et les buts de la politique de la culture en général de « thèmes spécifiques ». Il en a énuméré quelques nationaux, l’héritage des grandes idéologies du XIXe siècle, les fonctions et les réformes des institutions interétatiques, les rapports entre la culture européenne et les autres principales cultures, l’évolution des sociétés démocratiques, celle des grandes religions. Retenons, à titre d’exemple, le premier de ces thèmes.
Nous l’avons partiellement abordé lorsque, en juin 1995, lors de l’excellent « colloque » sur « les hommes de culture devant les forces de la désagrégation et de la globalisation dans la société d’aujourd’hui » tenu à Budapest sous l’égide de l’Académie des sciences de Hongrie, de l’Institut italien de culture pour la Hongrie et de la S.E.C., à la demande unanime des participants des pays de l’Europe centrale et orientale, nous avons adressé aux hommes de culture un « appel » proclamant l’urgence d’une politique de la culture permettant de faire face aux menaces de généralisation d’une culture de consommation de masse universellement identique et intégralement anonyme, « vrai degré zéro de la culture de création », selon le mot de P. Ricoeur, destructrice des valeurs constitutives du fonds culturel des populations qu’elle agresse et séduit, et génératrice de révoltes identitaires dommageables pour la paix. Nous avons entendu depuis, à Paris, des hommes de théâtre, des cinéastes, des éditeurs, des compositeurs, dénoncer les uns « un colonialisme soumettant la création à l’économisme, les autres des réseaux distributeurs cantonnant la production européenne dans des ghettos culturels. Tout cela est bon, mais incomplet. La globalisation ne revêt-elle pas aussi des aspects positifs dans l’ordre de la création par la fécondation réciproque des cultures, par la diffusion des apports des unes et des autres, par la connaissance et la compréhension qu’elle permet ?
Il n’y a pas de culture « universelle », mais une culture « de » l’universel. Elle postule le respect de la diversité des cultures et leur dialogue. Tant que les valeurs universelles – celles des droits de l’homme, des libertés, de la démocratie, du développement humain, de l’égalité entre tous les hommes, de la « volonté créatrice », pour parler comme Berdiaeff – s’imposent comme des valeurs médiatrices, les singularités s’intègrent comme différences dans une culture réellement « de » l’universel. Que la globalisation fasse table rase des différences, il ne reste plus qu’une subjugation, l’universel disparaît ou n’est plus qu’imposture.
C’est en prenant conscience de la crise de l’Europe et en refusant le déclin de sa civilisation qu’il y a cinquante ans, la Société européenne de culture est née, les hommes (gens ? ? ?) de culture étant invités à « agir en plein accord pour sauvegarder et améliorer les conditions nécessaires à l’affirmation de la culture » comme « force » créatrice des valeurs, je préférerais dire, avec Paul Ricoeur, mais une fois de plus, c’est le français décidément incorrigible qui resurgit – de la « parole », impérative, critique, dubitative, mais aussi optative, ouvrant tout grands le champ du possible et le champ du meilleur, racine de tout projet de civilisation.
Je crois à la parole. Je crois au projet créateur et à l’incessante lutte des hommes contre les forces du chaos, quand bien même ils y succombent. Quelle plus belle fidélité à l’élan qui s’est manifesté il y a cinquante ans que, laissant les prophètes bilieux à leurs humeurs, répondre à l’attente que l’on ressent dans nos pays d’Occident que quelque chose soit proposé comme une œuvre à faire et non plus comme un mythe, par des engagements concrets qui, fussent-ils modestes et limités à des domaines particuliers, pourvu qu’ils soient vécus avec rigueur et ténacité, en se totalisant … ? ? les hommes en avant !
Nouveau Moyen Age où nous sommes entrés, seconde Renaissance dont nous éprouvons la nécessité, refus des absolus mystificateurs et des faux déterminismes historiques, quête de sens, certitude qu’en temps de crise de civilisation mais aussi d’intenses mutations et de progrès fabuleux exigeant l’invention de nouvelles façons de faire ensemble l’on ne « retrouve » des valeurs qu’en en « créant » de nouvelles, engagement faisant de nous d’humbles ouvriers de l’histoire. Mémoire oblige ! N’est-ce pas là le cœur de nos convictions communes ?