ConfĂ©rence – mars 2010

Par Dans Centre français, Publications Commentaires fermĂ©s sur ConfĂ©rence – mars 2010

LA  DÉFENSE EUROPÉENNE

ET  SES  AMBIGUÏTÉS

Conférence du Général Jean COT
D. LEROY

Deuxième partie de la conférence | Questions

Ce matin, nous avons le plaisir de recevoir à nouveau le Général COT sur proposition du Docteur  TAPPREST.

Mon Général, votre première intervention, qui portait sur les relations Europe-OTAN,  a eu lieu le 13/11/1999. Depuis, 10/11 ans sont passés et je pense que votre position sur les problèmes de la paix et vos propositions ont dû évoluer

I c’est très important pour nous de savoir quel est le différentiel entre ces deux dates.

Beaucoup d’événements se sont produits et, pour vous, l’événement majeur est, en 1989, la chute du mur de Berlin. Vous dites, d’ailleurs, dans votre travail sur la Paix, que l’effondrement des Tours à New-York n’est pas majeur, mais second, ainsi  que l’élection du nouveau Président américain,  OBAMA.

Pourquoi la SEC s’intĂ©resse-t-elle Ă  la paix ? C’est dans ses statuts et c’est un des thèmes majeurs de notre rĂ©flexion, donc vous ĂŞtes exactement au centre de nos prĂ©occupations. J’ai trouvĂ©, dans votre ouvrage, cet heureux mĂ©lange d’optimisme et de pessimisme dont vous faites un alliage qui, in fine, est parfaitement dynamique. C’est ce qui m’a intĂ©ressé  et frappĂ©.

Le Général COT a été Commandant en Chef de la FORPRONU en Bosnie à une époque gravissime, après le Général MORILLON. Il a été amené à prendre des décisions dans différentes situations extrêmement intéressantes pour notre sujet.

GENERAL COT :

Je n’étais pas après le GĂ©nĂ©ral MORILLON. Il Ă©tait mon Chef d’Etat Major quand je commandais la 1ère armĂ©e , il commandait en Bosnie et moi je commandais la FORPRONU pour l’ensemble de l’ex-Yougoslavie. Quand il est parti c’est un camarade belge qui l’a remplacĂ© ; je ne suis pas le successeur de MORILLON.

Je suis un vieux soldat, puisque je suis à la retraite depuis un certain temps. Je me suis fait soldat, un peu de manière contingente, puisque, quand j’avais 10 ans mon père a été fusillé par les Allemands, dans l’Aube, pas loin des Riceys, à Amélie Saint-Père, et, dans mon subconscient d’enfant, sans doute, je me suis dit, alors que je n’avais pas de militaire dans ma famille, qu’il n’était pas concevable que pareil drame – la deuxième guerre mondiale – revienne  encore. J’ai donc décidé de me faire soldat, au grand étonnement de ma mère et de mon entourage.

Je suis un fantassin, je ne sais faire que ça : marcher. J’ai eu la chance, dans mon mĂ©tier, de commander tout ce qu’on peut commander : une section, une compagnie, un rĂ©giment, une division, une armĂ©e et, pour terminer la Force de Protection des Nations Unies en Yougoslavie , la FORPRONU. Je crois avoir fait ce que j’avais envie de faire, et, quand on a fait ce qu’on avait envie de faire, on peut se retourner paisiblement sur sa vie en fin de parcours.

Depuis que je suis Ă  la retraite, j’ai fait pas mal de choses. J’ai Ă©tĂ© professeur 3 ans Ă  l’UniversitĂ© de Droit de Reims, « professeur supplĂ©tif », et j’ai beaucoup aimĂ©. J’ai fait des dizaines et des dizaines  de confĂ©rences sur les thèmes les plus divers : la Yougoslavie, l’ONU, etc… J’ai arrĂŞtĂ© parce c’est un peu loin, et je vous ai proposĂ© d’autres thèmes : concept gĂ©nĂ©ral de la Paix, pour lequel j’ai Ă©crit un livre ; puis du gĂ©nĂ©ral au particulier, l’Europe – je suis un europĂ©en ardent, et souvent dĂ©sespĂ©rĂ© par consĂ©quent –  qui piĂ©tine, et , dans l’ordre plus particulier encore, nous nous sommes arrĂŞtĂ©s sur ce thème, que vous avez choisi, c’est-Ă -dire la DĂ©fense EuropĂ©enne et ses ambiguĂŻtĂ©s.

J’avais déjà évoqué ce thème là il y a 10 ans mais nous nous sommes dit tous les deux que 10 ans c’est loin,  et que c’est bien de revenir sur ce sujet, et peut-être l’élargir sur celui de la Paix, au gré de vos questions que j’attends avec impatience.

Mon discours sur : La dĂ©fense europĂ©enne et ses ambiguĂŻtĂ©s – j’insiste beaucoup sur le terme « ambiguĂŻtĂ©s » – ne sera pas le discours officiel, mais est-ce que le discours officiel est forcĂ©ment le discours vrai ?  Je n’en suis pas sĂ»r depuis dĂ©jĂ  longtemps ….. mais vous allez en juger par vous-mĂŞme.

Je crois que, par rapport aux autres domaines de la construction europĂ©enne, celui de la DĂ©fense est sans doute le plus chaotique parce qu’il est marquĂ© par deux élĂ©ments :

  • Le poids exorbitant du partenaire amĂ©ricain depuis la fin de la 2ème guerre mondiale
  • La position atypique de la France sur cette question de la DĂ©fense en particulier.

Il y a une constante cependant, concernant cette défense européenne,  c’est l’hégémonie américaine. Elle est acceptée, hier comme aujourd’hui, et constitue un bon alibi pour les gouvernements européens pour modérer leurs efforts dans ce domaine.

Je vous propose, en Première partie, un espèce de constat assez critique, puis, en Deuxième partie, une synthèse un peu plus engagée sur l’avenir de cette Défense Européenne.

Ce constat, je vais le commencer brièvement car je parle devant des auditeurs avertis, mais je vais quand même retenir 3 ou 4 jalons parce que les problèmes de la Défense Européenne d’aujourd’hui ne viennent pas de nulle part et qu’on ne peut les comprendre qu’en remontant un peu dans l’histoire de cette construction européenne.

Tout de suite Ă  la fin de la guerre, les AmĂ©ricains rĂ©embarquant leurs soldats, les EuropĂ©ens, tous seuls, comme des grands, ont fabriquĂ© ce qu’on appelait l’ « Union de l’Europe Occidentale », qui Ă©tait une alliance militaire.  Le « coup de Prague » et le Blocus de Berlin ont, dès 1949, et Ă  notre demande, fait revenir les AmĂ©ricains en Europe et l’OTAN  – Organisation du TraitĂ© de l’Atlantique Nord- , a Ă©tĂ© crĂ©Ă© lequel a immĂ©diatement avalĂ© l’Union EuropĂ©enne Occidentale qui Ă©tait encore dans les limbes et qui est devenue une Belle au bois dormant, et ne s’est jamais rĂ©veillĂ©e, puisqu’elle est morte aujourd’hui.

Le Premier jalon est le rĂ©armement de l’ Allemagne. La question, pour nous, EuropĂ©ens, Ă©tait : Comment allons-nous encadrer cette Allemagne, dont on avait des raisons de se mĂ©fier encore ? On a eu l’idĂ©e de la CED –CommunautĂ© EuropĂ©enne de DĂ©fense -.PortĂ©e sur les fonds baptismaux par la France en 1954, et repoussĂ©e, la mĂŞme annĂ©e, par le Parlement français Ă  l’occasion d’un vote assez extraordinaire oĂą la collusion des gaullistes d’une part, des communistes de l’autre, et mĂŞme de la moitiĂ© des socialistes, a permis de repousser un traitĂ© de ce qui n’était rien d’autre que la crĂ©ation d’une armĂ©e europĂ©enne, que nous avions, nous, Français, proposĂ©e. Cela veut dire que nous avons rejetĂ© la perspective, dès le dĂ©part, d’un pilier europĂ©en dans l’Alliance, ce qui, pour moi, fut une erreur colossale. Je vous citerai seulement un passage d’un article que DE GAULLE Ă©crivait dans  le NEW-YORK TIMES, le 21/01/1954 : « Je garantis que l’armĂ©e europĂ©enne ne se fera pas. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir d’entreprendre contre elle, je travaillerai avec les Communistes pour lui barrer le route, je dĂ©clencherai une rĂ©volution contre elle, je prĂ©fèrerai encore m’associer aux Russes pour la stopper. Elle ne passera pas, je le rĂ©pète, je ferai la rĂ©volution pour l’empĂŞcher. » Je vous lirai, tout Ă  l’heure, une autre citation de de Gaulle qui dit rigoureusement le contraire , mais les Grands Hommes ne sont pas Ă  l’abri des contradictions.

Le Deuxième jalon est le retour au pouvoir du Général de GAULLE en 1966. La France sort de l’OTAN avec fracas, et on peut avoir deux lectures. Moi, j’étais un petit capitaine d’Etat Major dans un Corps d’Armée française en Allemagne qui était, à l’époque, complètement intégrée dans l’OTAN. Je peux vous dire que la décision de de GAULLE de « virer » de France, avec une extrême brutalité, tout ce qui pouvait y avoir d’alliés, à commencer par les Américains, d’enlever  tous les camps, toutes les bases logistiques, aériennes, etc.., a été, on ne s’en souvient plus assez, une véritable catastrophe pour nos alliés car on les privait du territoire français, qui était véritablement la plaque tournante de la défense de l’Europe. De GAULLE a pris là des risques absolument incroyables et, Dieu soit loué, malgré cela, les Russes n’ont pas attaqué. La disparition de la menace soviétique rend la question aujourd’hui obsolète. Pour moi, le problème n’est plus du tout de réformer l’Alliance, mais, au contraire, de la dépasser, c’est-à-dire de s’en abstraire comme j’y reviendrai tout à l’heure.

Le Troisième jalon se situe en 1991, après la chute du mur de Berlin, et plus encore, l’implosion du monde soviĂ©tique et du Pacte de Varsovie, avec Ă  la clĂ©, une crise existentielle de l’OTAN. Cette crise est extraordinaire puisque l’OTAN, alliance strictement gĂ©ographique et dĂ©fensive, n’avait de raison d’être que par rapport Ă  l’ennemi  qui Ă©tait en face, c’est-Ă -dire le Pacte de Varsovie qui, brusquement, disparaĂ®t. Lors d’un dĂ©jeuner, Ă  l’époque, avec M. COLBY, un ancien patron de la CIA, il m’avait donnĂ© un article de presse intitulĂ© : «L’OTAN a bien fait son boulot, il faut le dissoudre. » Je crois bien qu’il avait raison.

Ce n’est pas ce qui fut fait. La guerre yougoslave en 1992 est arrivée à point pour donner une seconde vie à l’OTAN, pour donner aux Américains des raisons pour prolonger l’OTAN en faisant totalement du hors zone par rapport à ce pourquoi elle avait été créée.

Le Quatrième jalon est l’année 1999 marquée, parmi beaucoup d’autres choses, par le Sommet de Washington,  qui marquait le cinquantenaire  de la création de l’OTAN, et par le Sommet européen de Cologne au cours duquel on a décidé de passer de 15 membres à 25 (nous sommes 27 aujourd’hui).Cette année 1999 a été marquée aussi par la création d’un embryon de Défense Européenne que les graphiques ci-après éclairent Les Européens se sont donné  les missions ci-dessus, dites de Petersberg, du nom d’un petit village en Allemagne où elles avaient été cogitées. L’Europe se dotait de Missions que je qualifierai d’ « exotiques », car elles n’on rien à voir avec la défense de l’Europe, 4 stricto sensu. Des structures ont été créées et  c’est au moins aussi important.
Ces structures, sur ce graphique Ă  gauche l’OTAN, Ă  droite l’Union EuropĂ©enne, sont le dĂ©calque de celles de l’OTAN, avec une petite nuance au point de vue des effectifs : 60 pour l’OTAN, 1 pour l’UE. Voila l’ordre de grandeur. Dans le domaine du stratĂ©gique+opĂ©rationnel, en-dessous des deux barres, Ă  gauche l’OTAN, avec un commandement amĂ©ricain et des subordonnĂ©s au Nord et au Sud qui dispose au total de 13000 hommes au niveau des Etats Majors. C’est beaucoup. De notre cĂ´tĂ©, de 1999 Ă  maintenant, nous n’avons rien, ou plutĂ´t nous avons un commandement « dĂ©signé » et un Etat Major inter-armĂ©e c’est-Ă -dire qu’on crĂ©e un Etat Major  uniquement quand on a besoin de faire quelque chose, faute d’avoir des structures europĂ©ennes permanentes.

Ce n’est pas simple. A chaque intervention : ex Congo belge, Centrafrique, Darfour, et, actuellement la piraterie dans le golfe persique, on fabrique quelque chose, faute d’avoir ces structures. Le Cinquième et dernier jalon est, depuis le dĂ©but de l’annĂ©e, l’application du TraitĂ© modificatif dit de Lisbonne. Ce texte, qui est un succĂ©danĂ© du projet de TraitĂ© constitutionnel auquel avait travaillĂ© M. GISCARD d’ ESTAING en tant que PrĂ©sident, est une espèce de traitĂ© de notes de bas de page, mais dans le domaine de la DĂ©fense, c’est mieux que rien. Ce TraitĂ© nous a quand mĂŞme dotĂ© d’un PrĂ©sident permanent du Conseil EuropĂ©en – Monsieur VAN ROMPUY, ancien Premier Ministre belge – renouvelable 2 ans, ce qui Ă©vitera le turn-over avec des prĂ©sidents qui changeaient tous les 6 mois, et surtout il a crĂ©e, et c’est important, ce Haut ReprĂ©sentant de l’Europe pour la Politique Étrangère et pour la Politique de DĂ©fense. Ce Haut ReprĂ©sentant est actuellement Mme ASHTON, une britannique. Elle est Ă©galement Vice PrĂ©sidente de la Commission et PrĂ©sidente de l’Agence. Je ne sais pas si elle va pouvoir assumer toutes ses responsabilitĂ©s, mais je l’espère. Je ne suis pas complètement pessimiste mais pas non plus totalement optimiste.  Ce qui est regrettable c’est que, dans le projet de M. GISCARD d’ESTAING, cette fonction s’appelait Ministre des Affaires Etrangères. Les Anglais ont refusĂ© catĂ©goriquement toute idĂ©e de donner un nom pareil Ă  quelqu’un de Bruxelles. C’était totalement inconcevable pour eux. Dans ce mĂŞme projet de TraitĂ©, il Ă©tait prĂ©vu de doter l’Europe d’un drapeau, d’une devise, d’un hymne, etc…. LĂ  encore les Anglais ont refusĂ© que cela soit ECRIT  dans le TraitĂ©, et ce n’est pas Ă©crit – mĂŞme si en pratique ça existe – et par consĂ©quent cela a disparu du TraitĂ©. Les Anglais ne veulent pas entendre parler de tout ce qui pourrait ressembler Ă  une personnalisation de l’Europe.

Je vais conclure sur ce constat, un peu engagĂ© et non rigoureusement neutre, avec l’analyse de M. Nicolas BAVEREZ, que je considère comme un bon analyste dans beaucoup de domaines sans partager toutes ses opinions politiques,  sur ce qu’il avait appelĂ© : « le double mensonge qui fonde l’OTAN ».C’était assez fort comme propos. Il disait : « premièrement les USA donnent Ă  croire qu’ils acceptent une authentique indĂ©pendance de l’Europe, alors qu’il n’en est rien, et, deuxièmement, les EuropĂ©ens affichent une volontĂ© de DĂ©fense autonome sans s’en donner les moyens ». Autrement dit de beaux discours et pas de subsides et je suis tout Ă  fait de cet avis.

Le croquis ci-dessous montre une comparaison rĂ©cente – annĂ©e 2008 – entre les USA et l’Europe. La population des USA est de 300 Millions, celle de l’Europe est de 492 Millions, et les PIB, en giga euros sont Ă  peu près identiques : 12000 Milliards d’euros. Nous sommes donc une puissance Ă©conomique Ă  peu près identique.

En revanche le budget de DĂ©fense des USA est de 395 Mlds d’euros, non comprises les dĂ©penses affĂ©rentes aux deux conflits qu’ils conduisent,  alors que le nĂ´tre est de 162 Mlds d’euros, soit un rapport de 21/2 contre 1 environ. On pourrait dire la mĂŞme chose, et parfois pire en ce qui concerne les autres domaines, en particulier pour la Recherche et DĂ©veloppement – très important, car cela constitue des vues Ă  long terme – oĂą le rapport est de l’ordre de 6 contre 1. Les USA mettent donc 6 fois plus d’argent pour la Recherche et DĂ©veloppement que nous n’ en mettons nous-mĂŞmes. Or la  Recherche et  DĂ©veloppement est duale, c’est-Ă -dire que tous les rĂ©sultats de ces travaux ont des rĂ©percussions, Ă  terme, dans le domaine civil, en particulier pour les communications : l’Internet d’aujourd’hui est une pure invention militaire amĂ©ricaine au dĂ©part. Une comparaison encore plus parlante : chaque amĂ©ricain, « du berceau Ă  la tombe » donne 1200$ pour sa dĂ©fense, alors qu’un europĂ©en en donne 400, soit 3 contre 1. Bien que nous soyons plus nombreux qu’eux nous donnons beaucoup moins qu’eux en matière de DĂ©fense. En plus, et c’est très important, ces chiffres ne reflètent pas le gaspillage incroyable qui rĂ©sulte de la juxtaposition – et de l’existence en elle-mĂŞme – de 27 budgets de DĂ©fense europĂ©ens sans aucune coordination pratiquement, puisqu’aucun ne veut lâcher ce qu’il fabrique. Une mutualisation dans le domaine de la fabrication d’armement pourrait ĂŞtre organisĂ©e  mais non, rien n’existe  sauf l’exception aĂ©ronautique.

Certes, l’Europe n’a pas les mêmes ambitions géopolitiques, géostratégiques que les USA, ni la même philosophie concernant le rôle de la force dans la gestion des affaires du monde, mais, à puissance économique comparable, l’écart  des capacités stratégiques entre eux et nous devient, au fil des ans, abyssal, car il augmente  chaque année. C’est l’explication majeure à l’absence d’influence politique de l’Europe dans le monde même là où nos intérêts sont très directement engagés depuis le nuit des temps, comme au Moyen Orient par exemple. Ce sont les gouvernements européens qui sont responsables de cette situation et non les Américains.

J’ai dĂ©jĂ  soulevĂ© quelques ambiguĂŻtĂ©s Ă  propos de l’Europe, mais deux acteurs ont un comportement particulièrement ambigu pour ce qui concerne la DĂ©fense EuropĂ©enne : le Royaume-Uni, d’une part, et les USA d’autre part.

En 1998, une grande rencontre, au niveau PrĂ©sidentiel, a eu lieu Ă  Saint-Malo, entre les Anglais et les Français. Elle a conduit Ă  ce qu’on a appelĂ© les Accords de Saint-Malo. Nous avons cru, alors, que le Royaume Uni allait finalement rejoindre le Continent, larguer ses amarres outre atlantique et devenir enfin un bon europĂ©en. Ce n’est pas vrai. Les Anglais ne pensent  pas ça du tout. Depuis l’entrĂ©e de la Grande Bretagne dans l’Europe, en 1972,(on aurait bien fait, d’ailleurs, de ne pas la faire entrer,  comme de GAULLE s’y opposait du reste ;  il avait repoussĂ© son entrĂ©e Ă  deux reprises ), et jusqu’ en 1998, les Anglais ont toujours refusĂ© toute implication des question de DĂ©fense dans le champ  d’action de la CommunautĂ© EuropĂ©enne. Lors du TraitĂ© d’Amsterdam, en 1997, les Anglais ont refusĂ© toute idĂ©e d’intĂ©grer l’UEO, la Belle au bois dormant dont je parlais tout Ă  l’heure, dans les structures de l’EUROPE. VoilĂ  pourquoi je considère  que Saint-Malo n’est pas une conversion, mais un choix extrĂŞmement pragmatique. D’ailleurs les Anglais sont toujours pragmatiques et ils ont raison. Ils ont voulu s’assurer  le leadership dans le domaine de la DĂ©fense qui, Ă  leurs yeux, et ils ont sans doute raison, restera très longtemps encore intergouvernemental et non pas communautaire. Comme ils ne veulent pas entendre parler du communautaire, quand il faut lâcher du lest , eh bien ils lâchent du lest dans la domaine de l’intergouvernemental, dont la DĂ©fense restera sans doute le dernier bastion. Les citations que je vous livrent, de personnages politiques anglais, sont claires, en particulier celle de M. Douglas ALEXANDER, Ministre chargĂ© des Affaires EuropĂ©ennes sous le gouvernement de BLAIRE.  En 2006, il disait : « je ne crois pas Ă  l’identitĂ© politique de l’Europe. Je m’inquiète mĂŞme de l’importance donnĂ©e aux symboles de l’Europe, son drapeau, son hymne, qui risquent d’accrĂ©diter l’idĂ©e d’une forte identitĂ© politique. » M. Gordon BROWN, l’actuel Premier Ministre disait, dans un article du Monde de Mars 2007, sous forme de point  d’interrogation : « l’Union EuropĂ©enne est-elle encore utile entre les Nations et le Monde globalisĂ© ? » Mr BLAIR avait exactement la mĂŞme conception de l’Europe et je suis content qu’il ne soit pas devenu le PrĂ©sident et que M . VAN RAMPUY lui ait Ă©tĂ© prĂ©fĂ©rĂ©. Je ne fais pas de procès, on ne fait pas de procès dans le domaine de la gĂ©opolitique, on fait des constats et je constate que nous ne ferons pas l’Europe de la DĂ©fense, pour l’instant, avec les Anglais et d’ailleurs nous ne ferons pas l’Europe tout court avec les Anglais, contrairement Ă  ce qu’une certaine mode politique en France pourrait donner Ă  penser. Cependant je ne dis pas qu’un jour les Anglais  ne vireront pas de bord et ne deviendront pas des europĂ©ens encore plus ardents que tous les autres, comme il en est de POLYEUCTE, par exemple, dans le théâtre classique, ce nouveau converti qui brise bien plus d’idoles par jour que tous les vrais croyants de toute leur vie. Les Anglais sont comme ça, on ne les changera pas et il ne faut pas qu’on les change parce qu’on a besoin d’eux comme ils sont. Ils sont d’un extrĂŞme pragmatisme qui les a conduit Ă  dĂ©coloniser brutalement, sans s’inquiĂ©ter des consĂ©quences, et sans s’engager dans des guerres  inutiles comme celles que nous avons conduites, nous, en AlgĂ©rie et en Indochine par exemple. Ne les transformons pas , par notre aveuglement, en cheval de Troie, qu’ils sont dĂ©jĂ , venant mettre le dĂ©sordre dans l’Europe que nous essayons de construire si pĂ©niblement.

Les USA, aujourd’hui comme hier – et lĂ  aussi ce n’est qu’un constat – considèrent comme allant de soi leur contrĂ´le stratĂ©gique de l’Europe, opinion renforcĂ©e  encore aujourd’hui par leur vision plutĂ´t tournĂ©e vers l’Asie, en particulier la Chine. Ils ont donc besoin que l’Europe ne leur pose pas de problème et qu’elle reste sous leur contrĂ´le stratĂ©gique, d’une manière ou d’une autre. Quelques citations Ă©claireront  cette attitude. Madame Condoleezza RICE, Ministre des Affaires Etrangères, SecrĂ©taire d’Etat de Monsieur BUSH, disait en 2001, au moment oĂą elle prenait son job (elle n’aurait peut-ĂŞtre pas dit ça un peu plus tard) : « Nous travaillons aujourd’hui, nous AmĂ©ricains, par l’intermĂ©diaire de l’OTAN, Ă  forger l’Europe pour laquelle nos  grands pères et nos pères ont combattu dans deux guerres mondiales », ou encore « l’énorme travail qui reste Ă  faire pour construire l’Europe que nous voulons, nous, AmĂ©ricains. » Autrement dit : restez calmes, vous , EuropĂ©ens, on sait faire, on est dĂ©jĂ  venu deux fois Ă  cause de vos guerres civiles, donc on va continuer. Dans son livre « Le grand Ă©chiquier », (si vous ne l’avez pas lu, lisez-le), BRESINSKI, un grand conseiller en AmĂ©rique, dit : «La colonne vertĂ©brale de la sĂ©curité  europĂ©enne devra s’étendre de la France Ă  l’Ukraine car l’Europe est la tĂŞte de pont de la dĂ©mocratie », c’est-Ă -dire l’Europe est la tĂŞte de pont de notre DĂ©mocratie amĂ©ricaine. C’est une vision centrĂ©e sur les USA dont il ne faut pas s’étonner. Il faut le savoir, tout simplement. Un peu plus loin, il disait : «  si les liens transatlantiques, entre l’AmĂ©rique et l’Europe, se distendaient, s’en serait fini de la suprĂ©matie de l’AmĂ©rique en Europe. » On pourrait penser que l’arrivĂ©e de Monsieur OBAMA  va changer cela. Certes il va y avoir  des changements intĂ©rieurs considĂ©rables, notamment avec les 30 millions de personnes qui pourront accĂ©der aux soins, sans faire la queue. Dans la politique extĂ©rieure aussi il y aura des changements, Monsieur OBAMA montrera certainement plus d’écoute vis-Ă -vis de ses alliĂ©s, moins d’arrogance que Monsieur BUSH, mais en mĂŞme temps beaucoup plus d’exigence ; il nous sera alors plus difficile de refuser ce qui nous sera demandĂ©. Il faut savoir que la politique Ă©trangère d’un aussi grand vaisseau que les USA, oĂą l’ExĂ©cutif et le LĂ©gislatif sont infiniment plus Ă©quilibrĂ©s que chez nous, est dotĂ©e de plus d’un type de gouvernance. NĂ©anmoins, Ă  la manière des grands vaisseaux dont on dit qu’ils ont du mal Ă  virer sur leur erre, le grand vaisseau AmĂ©ricain ne changera pas de politique Ă©trangère comme ça, comme il en irait du Lichtenstein ou du Luxembourg. Et je suis convaincu que Monsieur OBAMA continuera de se servir de l’OTAN comme ses prĂ©dĂ©cesseurs, pour servir les intĂ©rĂŞts amĂ©ricains, pour Ă©largir encore l’OTAN Ă  l’Est – ce que je trouve Ă©pouvantable –  contre les intĂ©rĂŞts europĂ©ens ; qu’il voudra faire de l’OTAN une espèce d’ONU bis, c’est-Ă -dire sortant complètement de son rĂ´le strictement militaire et faisant tout, partout ; qu’il s’opposera, intelligemment sans doute, Ă  l’indĂ©pendance stratĂ©gique de l’Europe via les Anglais aujourd’hui, et les Turcs demain , si on faisait la bĂŞtise de les intĂ©grer dans l’Europe ; que Monsieur OBAMA est tout simplement le PrĂ©sident des USA et qu’il dĂ©fendra les intĂ©rĂŞts des Etats-Unis, comme c’est son devoir. Il ne dĂ©montera donc pas les bases amĂ©ricaines permanentes installĂ©es en Roumanie, au Kosovo, en Bulgarie et qui constituent les avant-postes des USA pour sa politique en Asie Centrale. Monsieur OBAMA n’est pas un rĂ©volutionnaire, il est plutĂ´t dans l’esprit d’un EISENHOWER qui n’était pas un conservateur obtus. Lorsqu’il a quittĂ© les affaires, il a fait une Adresse Ă  la Nation condamnant le complexe militaro-industriel en disant : « mĂ©fiez-vous de ces types-lĂ , ils vont emmener les USA Ă  la catastrophe. »De ses MĂ©moires j’ai tirĂ© cette phrase, que Monsieur OBAMA pourrait prendre Ă  son compte : « Il n’y a qu’une manière d’aborder n’importe quel problème international : les ETATS-UNIS D’ABORD. » L’Amiral DOWAY, hĂ©ros amĂ©ricain qui a, entre autres choses, coulĂ© ce qui restait de la flotte espagnole dans la Baie de manille en 1884, disait : « Mon pays avant tout, qu’il ait tort ou raison. » CHARLEMAGNE, NAPOLEON, de GAULLE ont fait la mĂŞme chose.


Ma DEUXIEME PARTIE est une synthèse un peu plus engagée.

La Politique EuropĂ©enne de DĂ©fense s’appelle maintenant la Politique de SĂ©curitĂ© et de DĂ©fense Commune ; c’est le nouvel acronyme qu’a retenu le TraitĂ© de Lisbonne. Je vous ai dit que :

  1. Premièrement, les missions étaient devenues « exotiques », c’est-à-dire tout sauf véritablement la défense collective du territoire de l’Europe.
  2. Deuxièmement, il n’y a pas de commandement opérationnel.
  3. Troisièmement, il n’y a pas de Forces Armées, seulement une sorte de réservoir de 60000 hommes, avec un peu de marine et d’aviation on arrondit à 100000, dans lequel on est sensé piquer lorsqu’on a besoin d’envoyer des gens au Darfour, au Congo, etc…

La DĂ©fense EuropĂ©enne c’est donc 100000 hommes, face aux 2 Millions d’hommes sous les drapeaux en Europe, soit 5 % du total des Forces ArmĂ©es sous les armes aujourd’hui. Autrement dit, compte tenu Ă©galement de l’extrĂŞme modestie des missions, et des moyens, que nous nous sommes donnĂ©s, la DĂ©fense EuropĂ©enne n’a strictement rien Ă  voir avec la DĂ©fense de l’Europe, laquelle incombe Ă  l’OTAN, c’est-Ă -dire Ă  son contributeur principal : les Etats-Unis, au moins pour les 21 membres de l’Europe qui sont Ă©galement membres de l’OTAN. Circonstance aggravante, cette espèce de concept dont on nous rebat les oreilles sur la nĂ©cessitĂ© de la complĂ©mentaritĂ© entre l’OTAN d’une part, et la Politique EuropĂ©enne de DĂ©fense d’autre part. Nous devrions considĂ©rer cela comme un postulat, dont il faudrait se fĂ©liciter. Chacun doit jouer son rĂ´le, sa partition, sans duplication inutile, disent les AmĂ©ricains, Ă  savoir : Ă  l’OTAN, la DĂ©fense, au sens large, et Ă  l’Europe les missions exotiques dites de Petersberg.

Je considère ce dogme extrĂŞmement dangereux car il repousse, sans aucun doute possible, l’objectif de la DĂ©fense Commune de l’Europe c’est-Ă -dire de l’indĂ©pendance stratĂ©gique de l’Europe qui est pourtant inscrite dans les textes , y compris le TraitĂ© de Lisbonne, laquelle indĂ©pendance stratĂ©gique est la condition première de l’indĂ©pendance politique tout court. Mais comment peut-on revendiquer, nous, EuropĂ©ens, une indĂ©pendance politique si nous ne nous donnons pas les moyens d’une indĂ©pendance stratĂ©gique ? Tous les Chefs des gouvernements europĂ©ens se disent : pourquoi devrions-nous nous donner les moyens – de l’argent – d’assurer notre propre destin puisque l’OTAN, c’est-Ă -dire les AmĂ©ricains, principal contributeur, est chargĂ© de cette responsabilitĂ© lĂ  ? Pourquoi dĂ©penser plus que ce qui est strictement nĂ©cessaire pour envoyer 3000 hommes au Darfour, puisque nous avons l’OTAN qui s’occupe de notre dĂ©fense ?

C’est ainsi que 500 Millions d’Européens dépendent, pour leur défense, leur sécurité, de 300 Millions d’Américains – et de Canadiens pour faire bonne mesure.

La question que je pose est : est-ce que ce que je viens de dire est politiquement acceptable, pour des Gouvernants qui seraient vĂ©ritablement des responsables ? Est-ce que ce n’est pas littĂ©ralement scandaleux de faire dĂ©pendre le destin de 500 Millions d’EuropĂ©ens de la bonne volontĂ© de 300 Millions d’AmĂ©ricains ?  Le problème ne se pose pas autrement. Vous allez me dire que vous comprenez, mais que durant les 45 ans de guerre froide  on s’est très bien accommodĂ© de ça, que ce sont les AmĂ©ricains qui nous ont libĂ©rĂ©s,  qui nous ont dĂ©fendus, qui ont construit l’outil de la guerre froide et qui ont conduit les Russes Ă  arrĂŞter. Certes, mais je vous dirais que ce sont d’autres temps ; l’Europe est sortie de la 2ème guerre mondiale totalement exsangue, et les AmĂ©ricains, au point de vue Ă©conomique, en ont largement profitĂ©. Or, aujourd’hui c’est terminĂ©. Nous avons 12000 Mlds de PIB, comme eux ; nous sommes aussi riches qu’eux. Pourquoi faudrait-il que nous continuions de dĂ©pendre d’eux ? A l’époque de la guerre  et de la guerre froide, nos intĂ©rĂŞts Ă©taient les mĂŞmes puisqu’il s’agissait d’empĂŞcher l’Union SoviĂ©tique de venir « faire boire leurs tanks », si j’ose la mĂ©taphore, Ă  La Rochelle. Mais maintenant nos intĂ©rĂŞts et les leurs ne cessent de diverger et, par consĂ©quent, ce concept de dĂ©fense commune est viciĂ© Ă  la base. J’ajouterai que les conceptions des EuropĂ©ens d’une part, et des AmĂ©ricains d’autre part, sur la gouvernance mondiale en particulier, me paraissent de plus en plus incompatibles. Nous, EuropĂ©ens,  Ă  mon avis, nous ne pouvons plus accepter ce mythe, qui s’étale dans tous les journaux, de l’AmĂ©rique : la nation « nĂ©cessaire » c’est-Ă -dire celle qui a la mission divine d’apporter dans le monde la libertĂ©, la dĂ©mocratie, et les valeurs humanistes. Je considère, moi, que ce mythe Wilsonnien continue Ă  ĂŞtre portĂ© par OBAMA comme par ses prĂ©dĂ©cesseurs, et dès son discours d’investiture, il disait : « Nous sommes prĂŞts Ă  ĂŞtre encore une fois ceux qui montrent la voie dans le monde » Mais quelle voie ? La conception des Etats-Unis de l’emploi de la force dans le règlement des affaires du monde me parait, par exemple, pour nous, EuropĂ©ens, complètement inacceptable. Je ne dirais pas que les AmĂ©ricains sont des brutes, parce que je connais bien l’armĂ©e amĂ©ricaine, mais ils disposent d’une puissance militaire, sans prĂ©cèdent dans le monde, et qui n’est pas du tout en voie de se rĂ©tracter, tellement formidable qu’ils ne savent pas ne pas l’utiliser Ă  l’excès. Je dirais de Dresde Ă  Hiroshima, jusqu’à l’Afghanistan, pour ne pas remonter aux Indiens, il en fut ainsi. Quand les AmĂ©ricains veulent faire la percĂ©e d’Avranches pour la Division PATTON, ils font un tapis de bombes sur 15 km de large en tuant 30000 Normands. Ce n’est pas un procès, simplement, quand on dispose d’une telle force militaire, on ne peut pas ne pas l’employer. En Afghanistan – c’est une prophĂ©tie – les AmĂ©ricains vont perdre, hĂ©las !, parce qu’ils sont rejetĂ©s et le seront toujours davantage par une population dont ils prĂ©tendent gagner le cĹ“ur. Ils perdront, non pas parce qu’ils sont moins humains qu’un soldat allemand ou français, mais parce qu’ils sont dressĂ©s comme ça ; ils n’ont d’ailleurs plus rien d’humain avec l’équipement qui fait disparaĂ®tre le bonhomme derrière  tous les machins et les trucs qui les « habillent ».  Je dirais que c’est leur culture militaire qui les rend inaptes Ă  cette stratĂ©gie du cĹ“ur et qui fera que cette guerre se terminera mal pour eux, et donc pour nous aussi puisqu’on y est avec eux. C’est pourquoi je considère que notre participation Ă  cette guerre est une grave erreur. Nous, les Français et tous les autres,  quel que soit le boulot extraordinaire qui sera fait par eux dans leur coin, cela n’aura aucun poids sur le rĂ©sultat final qui dĂ©pend totalement du leader de la coalition, c’est-Ă -dire les Etats-Unis. Je vous lirai tout Ă  l’heure quelques extraits d’une lettre d’un capitaine qui revient d’Afghanistan, dont je tairai le nom pour qu’il n’aie pas d’ennuis, mais qui est assez significative. Enfin, je dirai que les intĂ©rĂŞts des AmĂ©ricains et les nĂ´tres divergent, surtout, et de plus en plus, sur la manière de traiter avec la Russie. La manière de voir des Etats-Unis est totalement diffĂ©rente de la nĂ´tre en ce qui concerne l’Asie Centrale, les ex-rĂ©publiques soviĂ©tiques musulmanes, la Chine, et surtout le Grand Moyen-Orient. Le grand BRODEL, dont je suis en train de relire son : « IdentitĂ© de la France », qui a beaucoup parlĂ© de la MĂ©diterranĂ©e, doit se retourner dans sa tombe, « Mare nostrum » disaient les Latins, eh bien les AmĂ©ricains se sont instituĂ©s les arbitres exclusifs des problèmes du Moyen-Orient alors qu’ils en sont en mĂŞme temps les acteurs directs, aux cĂ´tĂ©s d’IsraĂ«l. Comment peut-on Ă  la fois ĂŞtre le soutien absolu d’IsraĂ«l et se dĂ©crĂ©ter l’arbitre du conflit ? C’est aberrant !

Encore une fois, pour moi, il me parait irresponsable de demander aux Etats-Unis des engagements majeurs qu’ils seraient incapables de tenir vis-à-vis de l’Europe, quoiqu’ils en disent, et encore plus irresponsable, et même indigne des Gouvernements Européens, d’attendre d’autrui, à savoir les Etats-Unis, ce qu’on pourrait assumer soi-même avec 12000 Mlds d’euros de PIB, si toutefois nous en avions le courage politique, c’est-à-dire celui d’assumer notre propre destin.

Je suis sans doute un peu hĂ©rĂ©tique  sur cette divergence grandissante entre les Etats-Unis et nous induisant cette impossibilitĂ© d’avoir une dĂ©fense commune Ă  travers l’OTAN. NĂ©anmoins, outre Messieurs Alain MINC et GISCARD d’ESTAING qui ont Ă©crit en ce sens il n’y a pas très longtemps, il existe 2 ou 3 tĂ©moins amĂ©ricains sur ce sujet, dont Robert KAGAN qui a Ă©crit : « La puissance et la faiblesse », en 2003, dont la 1ère phrase est : « Il est temps de cesser de faire comme si Europe et Etats-Unis partageaient la mĂŞme vision du monde ou mĂŞme s’ils vivaient sur une mĂŞme planète ». Patrice Higonet, professeur d’Histoire Française Ă  Harvard, francophone et francophile, Ă©crivait dans Le Monde du 3/11/2004 : « Nous sommes en train de vivre un grand tournant dans l’histoire de ce vieux couple – Etats-Unis / Europe – ; un divorce aujourd’hui me parait inĂ©vitable ». Et puis j’ai relevĂ© tout rĂ©cemment, dans Le Monde du 5/11/2009, un article qui Ă©voque une Ă©tude rĂ©cente d’un grand think tank amĂ©ricain, sous la signature de messieurs CHAPIREAU et WHITNEY, cette phrase : « Les EuropĂ©ens entretiennent avec les Etats-Unis une relation infantile et fĂ©tichiste, nourrie d’illusions dont la première est celle que les intĂ©rĂŞts des AmĂ©ricains et des EuropĂ©ens sont fondamentalement les mĂŞmes, et la deuxième  est l’illusion selon laquelle la sĂ©curitĂ© de l’Europe dĂ©pend encore de la protection amĂ©ricaine. » Les Gouvernants de l’Europe, y compris le nĂ´tre qui vient de nous faire rentrer dans l’OTAN, devraient lire le journal de temps en temps !

La logique, qui me semble primaire, de mon propos c’est que l’OTAN, qui fut une organisation militaire très intĂ©grĂ©e, et dont nous devons nous fĂ©liciter parce que nous avons gagnĂ© la guerre froide sans tirer un coup de fusil, n’est plus ce qu’il nous faut aujourd’hui pour la dĂ©fense de l’Europe. L’OTAN est devenue, au contraire, un leurre pour les EuropĂ©ens qui attendent des Etats-Unis, ou font semblant d’attendre des Etats-Unis, la garantie que ceux-ci ne peuvent plus leur donner. C’est pourquoi je suis très inquiet du tropisme atlantiste ambiant de cette illusion d’une communautĂ© fusionnelle Etats-Unis/Europe, qui semble partagĂ© par le PrĂ©sident de la RĂ©publique, le Ministre des Affaires Etrangères, et le SecrĂ©taire d’Etat aux Affaires EuropĂ©ennes, et que je considère que le retour de la France dans l’OTAN est un contresens politique, dont je me suis, avec d’autres,expliquĂ© plusieurs fois, vainement bien sĂ»r. La question aujourd’hui n’est pas de savoir si on aura plus d’influence dans l’OTAN qu’en dehors de l’OTAN,  mais de savoir quel est le meilleur chemin vers une indĂ©pendance stratĂ©gique de l’Europe, laquelle ne passe pas quand mĂŞme par la dĂ©pendance vis-Ă -vis de l’AmĂ©rique, mĂŞme si Monsieur SARKOZY a dit : « il est hors de question de rentrer dans l’OTAN sans contreparties tangibles, concernant des progrès significatifs pour la DĂ©fense europĂ©enne ». Je les attends toujours. Est-ce qu’en Juin 2012 nous aurons une OTAN qui cessera de vouloir, sous l’influence amĂ©ricaine, ĂŞtre une ONU bis ? Est-ce que nous aurons, dans cette OTAN, que nous venons de rĂ©intĂ©grer, un vĂ©ritable pilier europĂ©en et non pas un pilier nord-amĂ©ricain et 26 colonnettes europĂ©ennes, ce qui nous enlève toute voix au chapitre, Ă©videmment ? Est-ce que nous aurons un Poste de Commandement opĂ©rationnel digne de ce nom pour conduire les opĂ©rations, et puis, enfin, est-ce que nous aurons affirmĂ© que nous sommes prĂŞts Ă  assumer notre propre dĂ©fense,  mĂŞme sans les AmĂ©ricains, s’il advenait que eux ne soient pas prĂŞts de l’assumer eux-mĂŞmes au sein de l’OTAN ?

Je souhaiterais, moi, que la France reste Ă  la pointe de ce combat pour l’indĂ©pendance stratĂ©gique de l’Europe et qu’elle le dise haut et fort mais, hĂ©las ! je ne suis pas sĂ»r que ce soit le chemin qu’elle est en train de prendre.

Dans une note du 17 Juillet 1961, le GĂ©nĂ©ral de GAULLE Ă©crivait : « On parle de l’unitĂ© de l’Europe, mais il ne peut y avoir de personnalitĂ© de l’Europe  si l’Europe n’a pas sa personnalitĂ© au point de vue de la DĂ©fense. La DĂ©fense est toujours Ă  la base de la politique. Quand on ne peut pas se dĂ©fendre, ou bien on est conquis par certains, ou bien on est protĂ©gĂ© par d’autres. Il faut que l’Europe ait sa personnalitĂ© donc sa propre DĂ©fense- cela veut dire qu’il lui faut une Direction, un Plan et des Moyens qui soient les siens. Il y a l’OTAN. Qu’est-ce que l’OTAN ? C’est la somme des AmĂ©ricains, de l’Europe et de quelques accessoires, mais ce n’est pas la dĂ©fense de l’Europe par l’Europe. C’est la dĂ©fense de l’Europe par les AmĂ©ricains. » Exactement le contraire de ce qu’il disait en 1954 ! Je ne suis pas gaulliste, parce qu’on ne peut pas ĂŞtre gaulliste en ayant fait la guerre 5 ans en AlgĂ©rie, et avoir vu comment cette guerre s’est lamentablement terminĂ©e. Mais quand je lis ça, je me redĂ©finirais volontiers comme un gaulliste-europĂ©en, ce qui n’est pas la mĂŞme chose qu’un gaulliste nationaliste.

D.LEROY : Merci pour la chaleur et la passion de cet exposĂ©. Il y a, je crois, beaucoup de questions…

Question 1 :

Merci pour votre exposĂ©. C’est passionnant, vous nous faites entrer dans le cĹ“ur de la DĂ©fense. Je suis pour l’entrĂ©e de la Turquie  dans l’Europe, de manière très intuitive, pas comme vous qui avez une vision très large. Pourtant vous ĂŞtes contre l’entrĂ©e de la Turquie. C’est une entitĂ© importante – 80 millions de personnes par rapport Ă  la France, Ă  l’Allemagne. Qu’est-ce qui vous fait  dire non ? je ne pense pas que ce soit la religion, après vous avoir Ă©coutĂ©, et l’éloignement de l’Europe n’est pas non plus la raison cruciale. Finalement s’élargir Ă  43,  pourquoi pas ? Quelle limite faudrait-il prendre ?

Question 2 :

Je voudrais  dire pourquoi je suis CONTRE l’entrĂ©e de la Turquie. Rappelez vous du temps des Colonels en Grèce. On a Ă©vincĂ© la Grèce, on Ă©tait 18 au Conseil de l’Europe, on est passĂ© Ă  17, mais la Turquie est restĂ©e dans le Conseil de l’Europe. La raison pour laquelle le Conseil de l’Europe existe c’est le RESPECT DES DROITS DE L’HOMME. Or quel Ă©tait, Ă  l’époque, en sus de la Grèce, le pays qui ne respectait  pas non plus les Droits de l’Homme : la Turquie. Regardez comment a Ă©tĂ© rĂ©solue la question cypriote, et ce qu’il en est aujourd’hui.

GĂ©nĂ©ral COT :

A partir du moment où un Etat ne respecte pas les Droits de l’Homme, il n’a pas sa place au Conseil de l’Europe et il ne devrait pas avoir sa place au sein de l’U.E. Les Turcs ne respectent pas les Droits de l’Homme, et je ne suis pas sûr qu’ils veuillent les respecter, ce qui se passe à Chypre est significatif, et la Turquie a réussi à diviser de façon pérenne Chypre. C’est un scandale . Or le respect des Droits de l’Homme est fondamental.Si je suis prêt à défendre la Grèce  contre la Turquie au sein de l’U.E, malgré tous les problèmes qui existent et qui ne sont pas résolus, c’est parce que, eux, sont capables de dire le mot de CAMBRONNE à la Turquie.

L’entrĂ©e de la Turquie dans l’Europe est une affaire terriblement compliquĂ©e, et controversĂ©e – il y a au moins 3 ou 4 colloques, par semaine, sur Internet sur cette question – et je respecte ceux qui ne partagent pas mes idĂ©es. On ne peut y apporter de rĂ©ponse que selon un certain nombre de convictions que l’on a et la rĂ©ponse varie donc en fonction de ces convictions.Pour ma part, je vois l’Europe comme de GAULLE voyait la France, c’est-Ă -dire comme un ĂŞtre potentiel, quelque chose qui a une enveloppe charnelle, une peau Ă  laquelle il faut des limites. Mais, et toute la question est lĂ , oĂą placer ces limites pour que l’Europe que je vois reste l’Europe, avec une certaine unitĂ© de civilisation, etc.. ., etc…, alors que d’autres voient l’adhĂ©sion Ă  l’Europe conditionnĂ©e par le simple respect des critères de Maestricht, d’Amsterdam, de Rome ou de Lisbonne. L’Europe serait alors un Club oĂą il suffit de remplir des critères : respect des Droits de l’Homme, règles Ă©conomiques, etc…pour ĂŞtre membre. Pourquoi, dès lors, ne pas faire entrer la Nouvelle-ZĂ©lande et l’Australie ?

J’ai eu 2 Ă©tudiants turcs Ă  Reims, en DES, et très souvent , la question de l’adhĂ©sion de la Turquie a Ă©tĂ© Ă©voquĂ©e. J’avançais l’argumentaire suivant pour justifier mon refus : nous, nous avons fait l’Union EuropĂ©enne, les Africains, difficilement, sont en train de faire une espèce d’Union Africaine, or, en revanche, dans ce vaste chaos qu’est le Proche et le Moyen Orient, il n’y a rien, d’oĂą les drames qui ne datent pas d’hier, ça date depuis les croisades. Qui voyez-vous, dans ce vaste chaos, quel Etat peut Ă©merger comme capable de fĂ©dĂ©rer un jour cette rĂ©gion pour en faire quelque chose qui ressemblerait Ă  une union moyenne orientale ? Moi, je ne vois que la Turquie, compte tenu de son passĂ©, compte tenu de ce qu’elle n’est pas arabe, mais de ce qu’elle est musulmane. Je ne vois mĂŞme que la Turquie pour rĂ©gler dĂ©finitivement le problème de ce kyste de la prĂ©sence d’IsraĂ«l dans ce Moyen Orient. Si nous, EuropĂ©ens, nous enlevons la Turquie de cette rĂ©gion gĂ©ostratĂ©gique pour la raccrocher, Ă  la marge, Ă  l’Europe, nous allons enlever Ă  ce Moyen Orient toute chance de se fĂ©dĂ©rer un jour autour d’un Etat fĂ©dĂ©rateur capable de crĂ©er quelque chose qui ressemblera Ă  l’U.E. Mon propos n’est donc pas contre la Turquie, mais, bien au contraire, il porte l’espoir que cette partie du Monde, qui reste encore extrĂŞmement problĂ©matique puisse enfin un jour se fĂ©dĂ©rer. C’est d’ailleurs un peu le tournant qu’ils sont en train de prendre, en se posant comme mĂ©diateur, et en se rapprochant de tous leurs voisins. La Turquie est un Ă©norme pays : sur les 6 anciennes RĂ©publiques musulmanes soviĂ©tiques, 5 sont turcophones, les liens avec l’Iran remontent Ă  la nuit des temps, qui a mieux Ă  faire qu’à intĂ©grer l’Europe. Je ne rejette pas la Turquie, je veux qu’elle fasse mieux. C’est un message d’optimisme.

Question 3 :

J’ai, je pense, très bien suivi ce que vous avez dit, mais il reste une question : La DĂ©fense, pour quoi ?

GĂ©nĂ©ral COT :

C’est la bonne question. Le bon militaire est celui qui se dit : Quelle chance ! Je vis dans un temps oĂą je ne vois aucune guerre Ă  l’horizon. Le mauvais militaire est celui qui dit : Il n’y a plus rien Ă  gratter dans ce Monde, on ne peut plus s’étriper nulle part. Bien entendu, je me rĂ©jouis que, aujourd’hui, je ne vois pas le dĂ©but du dĂ©but de je ne sais quel grand mĂ©chant loup qui voudrait venir envahir l’Europe. Mais quand vous regardez tous les drames auxquels nous avons pu, nous, EuropĂ©ens, ĂŞtre confrontĂ©s depuis la nuit des temps , la plupart d’entre eux, on ne les a jamais vu venir. Je ne parle pas d’ATTILA ni de GENGIS KHAN, mais en 1938, Ă  Munich, on Ă©tait encore convaincus que HITLER n’était pas un si mauvais type que ça, et qu’il ne bougerait pas. Le travail, pas seulement d’un militaire, mais d’un homme politique n’est pas de parier sur le beau temps mais d’espĂ©rer le beau temps perpĂ©tuel, sans tout miser sur ce beau temps perpĂ©tuel, parce que les choses du Monde Ă©voluent parfois avec une telle brutalitĂ© qu’il est nĂ©cessaire d’être en mesure de s’opposer Ă  des menaces stricto sensu ou mĂŞme Ă  des risques dont on est bien incapables  de les dĂ©finir aujourd’hui. Il y a beaucoup de risques de ce type.

Sans parler des terroristes, il y a tous ces continents affamés – dans le temps on parlait du péril Chinois – et ces gens qui viennent vers les pays « riches ». Eh bien, si nous ne sommes pas capables, nous, les riches, de nous occuper des pauvres, de nous occuper de la santé de la planète, en tant qu’écologie, je ne sais pas  dans quel drame nous allons nous trouver, sinon nous, mais du moins nos enfants ou petits-enfants. Je pense que le fait de se constituer en une unité de 500 millions  d’Européens, qui auraient des vues communes sur la perspective des choses de ce Monde, serait sans doute le bon moyen de faire face à des menaces que  je suis incapable, aujourd’hui, de définir avec exactitude.

Nous avons tous des globules blancs et tout un rĂ©seau lymphatique qui fabrique sans arrĂŞt ces globules blancs si utiles pour lutter contre les microbes  et les maladies. Quand il n’y a pas de maladie on les garde quand mĂŞme, c’est plus raisonnable, c’est le « principe de prĂ©caution ». Je suis pour le maintien des « globules blancs » et toute la question aujourd’hui est de diffuser cette nĂ©cessitĂ© de prĂ©voyance. Je suis Vice PrĂ©sident d’une association qui s’appelle : « civisme, dĂ©fense, armĂ©e, nation» dont le but est de dire que nous ne sommes pas des Cassandre, mais que ce Monde n’est pas sĂ»r, et, nous en sommes certains, que ce n’est pas la France, toute seule, l’Allemagne, toute seule, ou l’Espagne qui peuvent faire face Ă  ce qui peut nous arriver. C’est ensemble que nous devons y rĂ©flĂ©chir et nous organiser. La menace peut revĂŞtir divers aspects , autres que les conflits stricto sensu. Ce peut ĂŞtre le tsunami d’Asie, le drame d’HaĂŻti ou autre chose. Pour le Tsunami, nous avons Ă©tĂ© incapables, nous, les EuropĂ©ens, de nous engager communĂ©ment et d’envoyer la brigade ou la Division humanitaire dont on parle depuis 20 ans. En HaĂŻti nous avons Ă©tĂ© infoutus d’engager une force europĂ©enne rapide. Tout ça se tient. Il n’y a plus aujourd’hui, s’agissant des risques et des menaces, aucune frontière entre ce qu’on appelait jadis la DĂ©fense Civile, ou les risques intĂ©rieurs, les risques des grandes catastrophes, et la DĂ©fense  avec des menaces prĂ©cises. Nous devons concevoir des dĂ©fenses, ou plutĂ´t des appareils de sĂ©curitĂ© capables de faire face Ă  des tas de choses dont on n’imagine pas aujourd’hui ce qu’elles pourront ĂŞtre demain ou après-demain. Ne croyons pas que c’est en baissant totalement nos gardes Ă  nous, EuropĂ©ens, que nous nous servions le mieux.

Question 4 :

Vous avez qualifiĂ© les Structures permanentes de  « bricolage ». Je pense qu’au niveau de la gouvernance on ne peut pas avoir des choses claires : la complexité  appelle des structures complexes, mais l’un n’empĂŞche pas l’autre, les structures peuvent ĂŞtre permanentes.

Je crois que la Présidence  tournante n’était pas une si mauvaise chose dans la mesure où chacun représente un courant démocratique qui pourra justement, un jour, amener  toutes les composantes à vouloir un système fédératif , que je souhaite.

Vous avez Ă©voquĂ© KAGAN qui dĂ©fend plutĂ´t la force que la norme, or l’Europe c’est la Norme : donner Ă  la France, Ă  l’ONU, tout son poids, sa philosophie pour faire passer le Droit avant. Vous avez dit Ă©galement que la DĂ©fense est Ă  la base de la Politique ; KLOVITZ disait que la guerre est la prolongation de la politique par une autre manière.  Vous Ă©tendez la DĂ©fense Ă  des aspects Ă©cologiques, et vous avez raison. Mais quelle est la philosophie qui est derrière ? Quelle est votre philosophie de base ? Est-ce que la guerre est la prolongation de la politique par d’autres moyens ou pas ? La guerre n’est pas une fatalitĂ© mais un mode aberrant de rĂ©duction des tensions inĂ©vitables voire nĂ©cessaires

GĂ©nĂ©ral  COT :

Je suis un militaire pacifiste, et mĂŞme du genre antimilitariste ! Je crois que le vrai objectif de l’HumanitĂ© c’est la paix. Je suis un anti-Klovitzien car l’HumanitĂ© c’est fait beaucoup  de mal en Ă©rigeant cet adage : « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens », comme une vĂ©ritĂ© intangible. Je crois justement que la guerre n’est pas le prolongement de la politique. La vraie politique, digne de ce nom, ne devrait justement pas considĂ©rer la guerre comme un outil parmi d’autres pour atteindre des buts politiques, donc je suis contre KLOVITZ. Je suis plutĂ´t pour les grands stratèges chinois de l’AntiquitĂ© qui considĂ©raient qu’on pouvait très bien , si on est intelligent, si on le veut, gagner les choses sans faire la guerre. Je suis convaincu du Progrès, je suis convaincu que l’HumanitĂ© peut s’élever vers l’absolu, appelĂ© le « Point OmĂ©ga », qui est un point thĂ©ologique, mais qu’elle peut Ă©galement se casser la « gueule ». Un jour on a demandĂ© Ă  THEILLARD de CHARDIN : « vous nous dites que l’HumanitĂ© monte vers le point OmĂ©ga, tout est parfait, mais comment mettez-vous HITLER dans votre construction optimiste ? »Il avait rĂ©pondu : « vous savez, c’est comme en montagne, plus on s’élève, quand on se casse la gueule, on tombe de très haut ». Je suis, comme lui, un optimiste raisonnĂ© et, justement, parce qu’on peut se casser la gueule, il faut s’imprĂ©gner de se risque.

Question 5 :

Je pense quand même qu’il y a un manque de moyens. L’effort de  guerre, de défense mobilise des sommes extraordinairement élevées, et que nous entrons dans des périodes où cet effort de défense va être de plus en plus contesté. En France, nous n’avons qu’un seul porte-avions nucléaire et il n’y en aura pas un deuxième, nous sommes donc déjà dans ce schéma là. Une partie de la prospérité de l’Allemagne vient du fait qu’elle s’est désarmée, et a consacré peu d’efforts dans ce domaine.

Donc, problème de moyens et plus largement il n’y pas de perspective prospective. Les guerres du futur ne se passeront pas en Europe. On le sait très bien. Ce sera la guerre de l’eau ou celle des matières premières, ou encore la montĂ©e incroyable de la Chine. Qu’est-ce qu’une DĂ©fense europĂ©enne dans  un contexte qui se mondialise et qui se dĂ©place fondamentalement vers les théâtres du Moyen Orient et de l’ExtrĂŞme Orient ? En outre, je dirai que l’AmĂ©rique n’est pas dans une situation meilleure, et en plus, elle est dans une phase de contradiction profonde. Je trouve que votre raisonnement manque, du moins pour l’Europe, de moyens gĂ©ostratĂ©giques.

GĂ©nĂ©ral COT :

Par bonheur, et jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de menaces directes qui visent le territoire de l’Europe, mais nous pourrions avoir une autre ambition que celle que nous avons aujourd’hui, nous, Européens, et nous pourrions considérer, à l’expérience de toutes les guerres civiles que nous nous sommes livrés depuis toujours, que nous pouvons apporter au Monde beaucoup plus et mieux que nous ne le faisons.

Nous pourrions apporter notre expĂ©rience humaniste, et, aussi, militaire si nĂ©cessaire, dans tous les drames que vit le Monde actuellement. Je suis convaincu, pour l’avoir expĂ©rimentĂ© avec des jeunes, que ce concept lĂ ,  que j’appelle « Europe, puissance sage » c’est-Ă -dire capable d’apporter dans le Monde le fruit de ses expĂ©riences personnelles, y compris d’ailleurs celle de l’amitiĂ© franco-allemande retrouvĂ©e, nous donnerait beaucoup plus de poids et nous permettrait d’agir avec une toute autre philosophie, de tous autres outils, de toute autre manière que ne le font les USA. Mais l’objection Ă  cela  va ĂŞtre aussitĂ´t : il y a 3 millions de chĂ´meurs et les fonds manquent.

C’est vrai, mais la France n’est pas le pays qui a le plus sabré dans ses moyens financiers de défense, même si elle a quand même pratiqué de sacrées coupes sombres, dont la dernière est en cours d’application. Nos actions dans le Monde, et dans toutes les hypothèses qu’on peut imaginer, ne demanderont plus des outils aussi sophistiqués, et par conséquent aussi chers, que ceux dont nous avions besoin, contre les Russes par exemple. Nous sommes en train de vivre une transition entre le matériel militaire hyper sophistiqué, comme le char Leclerc, le porte-avions nucléaire, l’avion Rafale, etc…, et un autre type d’équipement qui ne sera plus nécessairement  aussi exigeant pour aller rétablir l’ordre au fin fond de l’Afrique ou du Moyen Orient. Je pense qu’il y a une sorte de synthèse à faire entre la volonté d’agir pour le Bien dans le Monde et les moyens qui, pour y parvenir, ne sont plus tout à fait aussi chers qu’ils étaient pour se battre contre les Soviétiques. Vous avez raison, j’aurais dû le dire mieux car je crois très fort à ce rôle de l’Europe dans le Monde. Mais nous n’aurons pas ce rôle si nous ne sommes pas plus unis que nous le sommes et si nous n’avons pas des outils communs, y compris, d’ailleurs,  des outils d’intervention humanitaire immédiats. J’ai la faiblesse de croire, au-delà de tous les problèmes domestiques que nous avons, que cet espèce de grand dessein de cette « Europe sage » pourrait accrocher une jeunesse souvent déboussolée et terriblement individualiste aujourd’hui.

Question 6 :

Je vous ai Ă©coutĂ© avec grand plaisir car je partage beaucoup de vos points de vue. En vous Ă©coutant, je pensais souvent Ă  Paul VALERY.  Dans « Regards sur le Monde », il avait Ă©crit, avant la 2ème guerre mondiale, « l’Europe aspire Ă  ĂŞtre dirigĂ©e par une commission amĂ©ricaine ». Votre dĂ©monstration sur la volontĂ© des AmĂ©ricains de dominer l’Europe est parfaite, c’est leur stratĂ©gie. Le problème de l’Europe vient des Ă©lites dirigeantes ; elles n’ont pas d’ambition europĂ©enne, elles ont des ambitions de protection. Les forces politiques françaises sont atlantistes de façon Ă©vidente, quelles que soient leurs dĂ©clarations. Pour construire l’Europe, il faut avoir une ambition europĂ©enne, qui prĂ©suppose une sĂ©paration avec les USA, et qui exige une DĂ©fense. Cette DĂ©fense peut ĂŞtre adaptĂ©e Ă  une guerre plus moderne, Ă  une guerre asymĂ©trique, etc… c’est vrai. Mais pour cela, il faudrait que les dirigeants français soient convaincus de la chose. J’ai rencontrĂ© un futur prĂ©sidentiable, socialiste, qui considĂ©rait que la Russie n’était pas l’Europe, mais « De GAULLE parlait de l’Europe allant de l’Oural Ă  l’Atlantique » lui ai-je dit. Il m’a regardĂ© comme si je sortais des temps anciens  et a dit : « j’ai voulu dire que sont europĂ©ens les gens qui participent Ă  une Ă©lection europĂ©enne. » « La Suisse n’est donc pas en Europe d’après vous ? » Ce dialogue illustre le gros problème de l’Europe, repliĂ©e sur elle-mĂŞme et non perçue comme une entitĂ© capable de jouer un rĂ´le important, et sans moyens pour le rĂ©aliser.

On parle beaucoup aussi de l’Extrême Orient. J’ai fait partie de la 1ère délégation qui a été en Chine en 1965. On s’est rendu compte des cartes qu’il y avait à jouer, et on les a abandonnées. Il faut être à la hauteur de ses ambitions, les ambitions passent par les élites et les élites doivent être convaincues.

GĂ©nĂ©ral COT :

Connaissez-vous les paramètres de l’Eurobaromètre ? Si vous consultez les eurobaromètres, vous constatez que les EuropĂ©ens en tant que tels sont bien plus ardents pour l’Europe que ne le sont leurs Gouvernements. A toutes les questions comme :

Etes-vous pour une armĂ©e europĂ©enne ? Pour un siège unique de reprĂ©sentant permanent au Conseil de SĂ©curitĂ© ? La rĂ©ponse est OUI.

Ce que vous dites est capital : ce ne sont pas les citoyens de l’Europe qui mettent des bâtons dans les roues, ce sont les gens qui nous gouvernent. Le slogan, de beaucoup de Pays europĂ©ens, sur « l’Europe qui protège », est dĂ©solant. Moi,  je ne veux pas d’une Europe qui protège, je veux d’une Europe qui rayonne. Chirac, Ă  la fin de son « règne » avait dit, dans une conversation privĂ©e : « aujourd’hui les visionnaires sont fatiguĂ©s ».  Ils ne sont pas fatiguĂ©s, il n’y en a plus. Trouvez-moi des : MONNET, De GASPERI, SCHUMAN, Paul Henri SPAAK. Des gens qui portent l’Europe dans leur cĹ“ur et dans leur âme n’existent pas. Il n’y a que des gens qui veulent se protĂ©ger et mĂŞme faire renaĂ®tre le nationalisme en se servant pour ça de l’Europe, voire en y semant le dĂ©sordre.

Question 7 :

Je me pose des questions sur l’adĂ©quation entre l’ambition de l’armĂ©e, son utilitĂ©, et l’armement (porte-avions, Rafale…) face aux missions qu’on s’est donnĂ©es, notamment humanitaires. On n’a rien fait en Europe et ce ne sont pas les porte-avions qui vont faire  ça. Actuellement l’ArmĂ©e française s’occupe de la question Somalienne. A-t-on bien fait d’aller en Afghanistan ? Est-ce une mission de l’ArmĂ©e ? Et si c’est une mission de l’ArmĂ©e, est-ce qu’on va pouvoir le faire avec l’armement ? Je me demande comment on peut voir l’ArmĂ©e dĂ©bouchait sur cette « chose ». Ce n’est pas Ă©vident du tout.

GĂ©nĂ©ral COT :

Une des solutions, si je suis votre raisonnement jusqu’au bout, serait de supprimer l’armĂ©e. Pourquoi pas ? Le Costa Rica n’en a pas. C’est un autre sujet. M. OBAMA a dit que son objectif final gĂ©nĂ©ral serait de supprimer l’armement nuclĂ©aire dans le Monde. S’il le fait, je dirai BRAVO ! Il faudrait que nous, les Français et les Anglais, mettions aussi notre armement  au  rencart. Mais c’est difficile de faire ça avant que eux ne l’aient fait. Un Monde sans armĂ©e c’est peut-ĂŞtre concevable, mais c’est comme si vous disiez qu’on peut imaginer une justice sans gendarmes. Or pour prĂ©senter des criminels devant un juge, il faut les attraper, faire des enquĂŞtes, etc… De la mĂŞme manière, lorsque dans le Monde des potentats de tout poil massacrent Ă  gogo leur propre population comme ils l’ont fait au Rwanda, en Yougoslavie, en Somalie et  ailleurs, comment peut-on, si on en a la volontĂ©, arrĂŞter le bras du massacreur, si on n’a pas les outils adaptĂ©s pour le faire ? On ne peut pas seulement envoyer des MĂ©decins sans Frontières ou des ONG du Secours Catholique. Si nous avions Ă©tĂ© organisĂ© dans le Monde, nous aurions pu arrĂŞter les POL POT, MILOSEVIC et autres bien avant que les massacres ne soient perpĂ©trĂ©s, je sais de quoi je parle, en particulier en Bosnie. Un Monde sans armĂ©e et sans gendarme est un mythe idyllique.

Question 8 :

Mais avec quelles armes ?

GĂ©nĂ©ral COT :

Avec d’autres armes que celles avec lesquelles on se battait contre le Pacte de Varsovie et l’Union Soviétique, c’est une certitude. Nous avons besoin, aujourd’hui de plus d’hommes et de moins de gros matériels. Avoir, chez nous, des chars extraordinaires et des tanks etc.. serait excessif et superfétatoire pour des opérations du genre de celles de l’Afghanistan ou du Darfour, par exemple. Il y a une grande inertie dans tout cela et le matériel construit avant la chute du mur de Berlin, en 1989, dispose encore de 30 ans de vie. Donc nous ne le mettons pas à la poubelle mais nous ne construisons plus le même. On construit des blindés plus légers, etc… Si cela peut vous rassurer, on a compris beaucoup de choses et on s’adapte, nous, les militaires.

D.LEROY :

Vous n’avez pas lu la lettre du Capitaine d’Afghanistan. Elle pourrait ĂŞtre une bonne conclusion, vous ne croyez pas ?

GĂ©nĂ©ral COT :

Ma promotion de Saint-Cyr s’appelle DIEN BIEN PHU. Nous avons pris comme filleuls, il y a 2 ans, des jeunes qui sortaient de Saint-Cyr et un de ces filleuls, qui revenait d’Afghanistan, un jeune Capitaine, qui commandait une centaine d’hommes, a envoyĂ© une lettre Ă  un de mes camarades pour lui dire ce qu’il pensait de l’Afghanistan. Je vous lis quelques extraits sans dĂ©voiler son nom :

« Je m’interroge sur 2 points.

  1. l’Américanisation de la hiérarchie. Les Américains occupent tous les postes clés, ce qui est normal, compte tenu du niveau de leur engagement (à l’exception des Anglais qui réussissent à tirer leur épingle du jeu). Notre avis à nous, Français, est négligé dans les prises de décisions, le risque de ce processus est que nos troupes soient entraînées dans une guerre qu’elles ne maîtrisent pas, avec des objectifs et des méthodes qui ne sont pas les nôtres. En fait, nous subissons cette guerre, nous sommes contraints de nous soumettre à la volonté des autres c’est-à-dire des Américains.
  2. Le deuxième point c’est la stratégie nouvelle des Américains. Il ne s’agit plus de convaincre les insurgés, la priorité maintenant c’est de gagner les cœurs et les esprits de la population selon la formule consacrée. Or nous ne nous ferons jamais aimer, nous pourrons avoir des alliés de circonstance, car nous sommes puissants mais nous resterons toujours l’occupant étranger »

J’ajoute,  moi qui connais bien ce que font les Français en Afghanistan, que les Français font un boulot extraordinaire et que, eux, se font aimer. Ils savent faire. C’est de l’atavisme mais cela n’a aucune importance car nous ne sommes pas appelĂ©s, pas plus les Français que les AmĂ©ricains, Ă  rester en Afghanistan. Nous allons revenir, mais il faut que le Gouvernement Afghan, et toute l’Administration qui est autour, arrĂŞte le carnage. Ce sont eux qui doivent se faire aimer, pas nous. Mais lĂ , c’est encore plus dĂ©sespĂ©rant qu’en Asie. M . SARKOZY disait, pendant sa campagne : « Il n’est pas significatif que nous restions en Afghanistan. » Mais comme il voulait faire plaisir aux AmĂ©ricains, il a rajoutĂ© des hommes.

Liste des conférences | Centre français | Accueil

Les commentaires sont clos.