Crise dans les Arts du spectacle

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Arts, économie globale et défi éthique

Crise dans les Arts du spectacle
par Dominique LEROY


Dans cet essai, je voudrais montrer que s’il existe des interactions qui entraînent les transformations conjointes de l’art et de l’économie, les forces historiques en présence dépendent de déterminations différenciées peu ou prou éloignées de celles de l’économie normative. Dans sa globalité, l’art ne constitue pas un marché, l’artiste n’est pas un entrepreneur, un théâtre n’est pas une entreprise comme les autres et la compétition qui règne dans ce domaine ressortit davantage de l’émulation que de la concurrence.

L’ « érosion des valeurs », que constate Karl Homann à propos de l’économie générale, se traduit de façon particulière au sein du champ artistique où les acteurs que sont les Etats, les organisations internationales, les marchés et les entreprises multinationales jouent un rôle spécifique et parfois contradictoire, à coté des artistes et des publics qui restent éminemment des acteurs majeurs.

Section 1 –La relation techno-esthétique dans l’histoire des arts du spectacle

D’emblée, il faut prendre en considération la singularité des arts du spectacle au sein de l’économie générale parce que  la production y est dans son essence étrangère au progrès technique standard. Si l’on considère l’insertion des nouvelles techniques tout au long de l’histoire des arts, on assiste à l’insertion de technologies qui ressortissent à un concept spécifique que je qualifierai de « progrès techno-esthétique ». Certes, les hommes de l’art ont toujours été à l’affut d’innovations techniques et de leurs possibles applications – contrairement à ce que l’on pourrait penser d’une conception « éthérée » de la création – mais la question qu’il faut poser est bien : « un tel progrès, pour quoi faire ? ».

Mon propos s’intéressera à la forme originelle du spectacle dit « vivant » (théâtre, concert, opéra, danse, etc…), puis s’étendra au spectacle « enregistré » (cinéma, télévision, etc…). Il m’arrivera aussi de faire quelque incursion dans d’autres secteurs du champ artistique comme les « arts plastiques ». Je considérerai le développement techno-esthétique dans son entièreté  – « spectacle ‘vivant’ – ‘enregistré’ – ‘médiatisé’ – ‘numérisé’ » – étant donné l’interdépendance, le mimétisme et les correspondances de plus en plus prégnantes entre ces différentes dimensions dans le secteur du spectacle comme dans celui des « Beaux-arts ».

L’innovation  techno-esthétique n’a jamais joué un rôle secondaire dans les arts du spectacle. Elle s’est étendue de l’application des règles de la « perspective » au début de la Renaissance à la « scène architecturée » de Palladio. Après l’éclairage par les chandelles et les quinquets des âges classique et baroque qui illuminaient la totalité de la salle de spectacle, on est passé à l’éclairage au gaz qui bouleversera l’art scénographique au début du 19° siècle en séparant la scène de la salle, elle-même plongée dans l’obscurité. Plus tard, l’électricité révolutionnera les esthétiques spectaculaires avant que l’électronique accroisse la mécanisation de la scène théâtrale. Contrairement à ce qui se passera dans l’économie en général, l’électricité ne servira ni à augmenter de prétendus « rendements » dans la production artistique (si cela a un sens !), ni à accroitre un profit financier que certains directeurs d’établissements auraient pu espérer.

Dans l’histoire des arts du spectacle, les mutations techno-esthétiques ont donc connu de fortes amplitudes. Elles ont épousé, parfois avec une réticence compréhensible, les formes d’évolution du système économique et politique général. La fonction du théâtre n’est pas la même sous les gouvernements de Louis XIV, de Napoléon ou de la République. Leur système d’organisation est passé, au sein de la phase d’essor du capitalisme, d’un « stock system » (système de la « troupe permanente ») à un « Combination System » (une salle, une œuvre, une distribution, une production et un financement combinés en vue de spéculer sur une oeuvre considérée comme « produit »), ce qui explique pourquoi cette mutation économique s’est faite aussi bien à Paris qu’à Londres ou aux Etats-Unis. On assiste, durant le 19° siècle, à la pénétration progressive du « système théâtral » par des structures de type capitaliste, voire même à une forme d’« industrialisation » des théâtres : concentration de la propriété des salles, salariat des artistes, « spéculation » sur les œuvres, gestion orientée vers les profits, standardisation des thèmes et des oeuvres, fidélisation des audiences (par l’abonnement, etc…), centralisation dans l’espace national de la création et captation de nouveaux publics par les tournées commerciales, apparition des imprésarios et mise en place d’intermédiaires comme les agences dramatiques. L’apparition du « Star system » dans la seconde moitié du 19° siècle s’apparente aussi au capitalisme financier dominant puisqu’il permet simultanément d’accroître d’un coté les prix et les recettes d’un montant supérieur aux cachets des « têtes d’affiches » (« stars », « vedettes » ou « étoiles »), et d’un autre coté  de diminuer les charges fixes par suite de la disparition de la troupe fixe et de l’affaissement des rémunérations intermédiaires.

Section 2 –Spécificité de l’économie des arts du spectacle

Il me faut maintenant introduire quelques réflexions théoriques afin de saisir plus complètement la spécificité de l’économie des arts du spectacle par rapport aux autres activités de la production générale.

Au sein d’un modèle d’économie globale et dans des conditions de croissance longue, on peut considérer d’un coté des secteurs « progressifs » (automobile par exemple) où il est possible d’accroitre les salaires horaires moyens tout en maintenant des prix stables du fait de la diminution des coûts unitaires liés aux gains de productivité dus au progrès technique. Il y a d’un autre coté des secteurs que l’on peut qualifier de « stagnants » parce qu’ils « souffrent » de l’absence de gains de productivité et ne peuvent bénéficier pareillement des effets du progrès technique. C’est ainsi que la « reproduction » d’un quatuor de Mozart demande la même quantité de « travail » (répétitions, représentations, etc….) au 20° siècle qu’au moment de sa création. Il en est à peu près de même pour une oeuvre de Gluck devant un public d’opéra : dans les deux situations, le prix de revient d’une représentation subit de plein fouet la hausse courante des salaires et autres charges esthétiques parce qu’une large part de ces dépenses, incompressible car contenue par des conventions esthétiques, doit être répercutée intégralement dans le prix des places.

Si la hausse des coûts du secteur « stagnant » peut, dans un premier temps, être compensée par une augmentation équivalente du prix des places, le moment viendra où la hausse sans discontinuité des prix se révélera contre-productive en terme d’audience. Les publics se détourneront de ces « produits » pour y substituer des consommations dont les prix baissent (dépenses culturelles et de loisir, biens de consommation compétitifs, etc…). Il existe évidemment des moyens alternatifs pour limiter ces effets : augmentation de la jauge des salles, accroissement du nombre de représentations, sélection d’œuvres dont la distribution se réduit à un nombre décroissant de comédiens, etc… , mais il n’est guère possible de retarder indéfiniment le moment où, le déficit devenant structurel, toute action nouvelle peut se révéler insuffisante pour contrecarrer la hausse inéluctable des coûts. Si l’on en venait à modifier la « qualité » du produit artistique, cela reviendrait à renier la valeur intrinsèque et les conventions du genre dans la préparation, l’exécution et la diffusion de l’oeuvre. L’exemple, pris parmi tant d’autres, des cirques où, pour des raisons financières, l’orchestre a été réduit à deux ou trois musiciens soutenus par une « sono », constitue à l’évidence une pratique artistique condamnable !

Pour faire face à des situations structurellement déficitaires, les établissements de spectacle sont alors obligés de chercher des aides financières croissantes. Celles-ci doivent augmenter à un taux aussi élevé que l’écart croissant de la hausse relative des coûts unitaires dans l’industrie (secteur « progressif ») et dans le secteur artistique (« stagnant »). Cet effet est appelé ‘maladie Baumol’ (« Baumol disease »), du nom du grand économiste américain qui a démontré cette loi des « coûts comparatifs » défavorable au « spectacle vivant » – et d’ailleurs généralisable aux secteurs « stagnants » de l’art et d’une large partie des services. Elle s’applique, quoique de façon atténuée, dans les média audiovisuels où l’on retrouve la même opposition entre segments artistiques stagnants d’un coté, et segments techniques progressifs de l’autre. Les premiers éléments, qui correspondent à des coûts de production artistiques et scénaristiques, subissent la loi des coûts relatifs croissants, ce qui explique la diminution parfois drastique des créations audiovisuelles et leur remplacement par des litanies de rediffusions.

Cette « loi d’airain » s’applique d’abord au « patrimoine » théâtral dont un grand nombre d’œuvres anciennes ne peuvent être représentées de nos jours dans le cadre d’une production courante et avec un luxe absolument comparable de mise en scène (cf le « Merveilleux » de la Scène baroque, les mises en scène extravagantes du Grand Opéra parisien et les distributions « lourdes » des mélodrames et vaudevilles du Boulevard parisien au 19° siècle !). Pour les oeuvres de « création » par contre, s’il est nécessaire de contrecarrer l’effet Baumol par certaines « ruses », sortes de mutations techno-esthétiques qui ressortissent du développement historique complexe, la contrainte techno-esthétique continue de s’appliquer avec la plus grande force tant que les artistes et gens de théâtre refusent de vendre leur âme au diable et se refusent à sacrifier la qualité intrinsèque de leur art aux puissances de l’argent et aux sirènes du profit.

« Nous sommes des commerçants » martelait Hippolyte Hostein, le dynamique directeur du théâtre parisien de la Gaité. C’était au beau milieu du 19° siècle, et il réclamait la liberté économique des théâtres contre l’encadrement étouffant du système napoléonien… On connait la terrible régression artistique qui s’en suivra, après la loi de 1864 sur la Liberté théâtrale, et qui conduira les arts du spectacle vers la crise existentielle aigüe de l’Entre-deux-guerres, faute de soutiens. L’Etat sortira alors de sa « neutralité » et sera dans l’extrême obligation de sauver les théâtres, de Paris et surtout de province, à partir du Front populaire et définitivement après la Libération.

Section 3 – Nouvelles Technologies et mouvement de libéralisation des marchés culturels et artistiques.

Les mutations systémiques de l’Art occidental au tournant du 20° siècle ont permis de franchir les impasses esthétiques dans tous les domaines : arts visuels qui évoluent vers le non-figuratif et l’abstrait, musique classique qui transgresse les limites de la mélodie, symbolisme dans les mises en scène aux fins de lutter contre les excès de mécanisation des scènes, etc….A la fin du 20° siècle, ces mutations sont beaucoup plus profondes et franchissent un véritable saut qualitatif avec l’irruption de nouvelles technologies radicales qui pénètrent toute l’étendue du domaine des œuvres de l’esprit et de la sensibilité.

Il y a en effet un lien de consanguinité entre l’art contemporain et les technologies de l’information, de la reproduction et de la diffusion culturelle et artistique. De même que la monnaie électronique a engendré la globalisation financière, de même l’ordinateur et internet conduisent à la plus grande mutation techno-esthétique qu’ont connue les arts depuis la Renaissance. Toutes les fonctions culturelles – création, diffusion, formation, conservation – sont « impactées » par la révolution informationnelle et la nouvelle « culture web ». On ne sait pas, par exemple, jusqu’où peut nous conduire une innovation emblématique comme la transmission de spectacles lyriques (du Metropolitan Opera de New York, du Bolchoï, de l’Opéra de Paris, etc…) en temps réel vers de multiples salles de cinéma à travers le monde. Dans ce cas précis, les enjeux humains et culturels sont considérables (le 7 avril 2012, le Manon de Massenet du « Met » a été diffusé en direct à destination de 3 millions de spectateurs dans 54 pays !), et les enjeux économiques ne le sont pas moins (le bénéfice de la saison 2011-12 a été de 12 millions de dollars pour le Met de New York). Mais certains ne manquent pas de considérer qu’à cette production à relativement grande échelle correspond un « pseudo-public » de consommateurs anonymisés dans la nébuleuse d’un marché planétaire juteux.

A l’opposé des gros profits financiers et dans les domaines que l’on rattacherait plutôt aux secteurs du loisir ou de l’information, une nouvelle forme de « culture » gratuite a fait son apparition avec la « nouvelle économie du net ». Cette forme n’a rien à voir avec la problématique de la gratuité telle qu’elle avait été abordée par certains intellectuels européens au XIX° siècle. La « pseudo-gratuité »  dont nous « bénéficions » s’expose sur les écrans des millions d’ordinateurs et autres smartphones où elle est financée par la publicité ubiquiste et omniprésente qui nous matraque et nous « fait passer à la caisse » en bout de circuit par le truchement de l’enchérissement des produits et services différenciés et complémentaires du système médiatique.

Dans le système actuel, la globalisation mise sur la théorie économique néoclassique pour se déployer dans trois dimensions (Cf Karl Homann) :

a – Internationalisation :

Dans le domaine des arts du spectacle, et surtout dans les secteurs des média et des arts visuels, un marché global prolifère avec un grand dynamisme et se décline en une multitude d’œuvres théâtrales (succès confirmés des pièces créées à Londres ou New York puis jouées en Europe, etc…) ou musicales (« comédies musicales », concerts,…), en une myriade de téléfilms, de films cinématographiques ou de série audiovisuelles. Le puissant attrait des créations à vocation transnationale consume regrettablement la valeur émergente des forces créatrices locales.

Un exemple d’internationalisation mimétique est fourni par la formation des artistes du spectacle et de l’interprétation musicale telle qu’elle a évolué au 20° siècle. En Amérique puis en Europe, le système anglo-saxon a constitué un modèle dominant qui a pris de l’extension avec l’ « universitarisation » de la quasi-totalité des cursus artistiques. Après la création pionnière du « Department of drama » de Yale en 1966, des filières universitaires sont nées aux USA et au Canada, parallèlement aux conservatoires et aux cours privés d’art. On peut citer quelques exemples montrant leur diversité : « Faculty of music » (YorkUniversity), « Department of dance » (New YorkUniversity), « Management in arts program» (UCLA), « Department of writing » (Columbia university), etc… Au Québec, dans les années 80, une imposante réforme a conduit à la constitution de « Facultés » d’arts plastiques à coté des Ecoles de Beaux-arts traditionnelles. A leur tour, ces structures ont inspiré les universités européennes où l’on en est arrivé à penser que ce nouveau genre de formation est plus culturel que le système traditionnel et qu’« on n’y fabrique pas des ‘faiseurs de notes’… comme dans les conservatoires de musique » (un professeur de l’Université Laval) !

b – Dénationalisation/privatisation :

L’introduction dans le secteur public théâtral de méthodes de « management » et de critères de gestion « entrepreneuriale » peut être considérée comme une forme atténuée de dénationalisation par déclassement des politiques culturelles classiques. C’est le cas de la France où les activités des responsables d’établissement de spectacle subventionné sont depuis plusieurs années évalués et soutenus financièrement en fonction des résultats obtenus en matière de fréquentation, du nombre de créations, du taux d’activité, etc …

Des comportements et des programmes de nouveau type sont encouragés, certains au grand dam des défenseurs d’actions culturelles plus classiques. Un mouvement de réforme s’est ainsi fait le défenseur d’une gestion « à l’américaine » des musées nationaux. Prenons quelques exemples, en France encore : le Louvre a prêté à Abou Dhabi des centaines d’œuvres et « exporté son nom » en échange d’une somme d’argent considérable ; la Sorbonne a fait de même dans le domaine de l’éducation et de la recherche. On voit enfin le directeur du centre Pompidou déclarer qu’il va « oser une politique de marque » pour un projet phare d’expatriation des œuvres du Centre Beaubourg car, « avec la crise, l’heure n’est plus aux constructions coûteuses, mais à l’agilité »…

c – Déréglementation :

Elle est d’abord économique – avec (par exemple) l’accord international liant les grands opéras du monde en vue de limiter la hausse excessive des cachets des stars de l’art lyrique. Elle est ensuite esthétique – avec (par exemple) la disparition du système des « Ecoles » (peinture hollandaise du 17° siècle, impressionnistes, etc…) qui a caractérisé la peinture européenne du 15° au 20° siècle. Dans le domaine des « installations », le caractère singulier de chaque œuvre ne se veut-il pas absolu, comme chez Marcel Duchamp ?

Avec la « mondialisation », les œuvres qui naissent en un lieu déterminé acquièrent des avantages décisifs lorsqu’elles se destinent aux marchés culturels extérieurs, de même que dans l’économie générale, les industries ou PME locales gagnent en compétitivité en se préparant à investir le marché mondial. Ces applications brutales aux œuvres de l’esprit et de la sensibilité ne comportent-elles pas des inconvénients et des inconvenances ?

Section 4 – L’érosion des valeurs esthétiques au sein du mouvement de globalisation

De nos jours, les valeurs esthétiques les plus établies sont remises en cause sous les coups de butoir des nouvelles technologies esthétiques, de la « culture web », des mutations technologiques générales et de la crise économique internationale. La concentration capitalistique n’atteint-elle pas son apogée dans le projet de domination mondiale associant Hollywood, Bollywood et les studios de Shangaï en pleine expansion. Cet impérialisme culturel peut-il résoudre la crise liée aux effets simultanés de la « maladie Baumol » et de la phase de difficultés du cycle Kondratieff de longue période ?

Dans tous les domaines, et notamment dans le secteur des arts visuels, le règne de l’argent conduit à une dénégation des valeurs multiséculaires de l’art occidental : spéculation effrénée sur des marchés apatrides, lancement de jeunes « pousses » par le truchement de modes erratiques et de financements spéculatifs sporadiques (jeune peinture new-yorkaise, parisienne, etc…), investissements à grande échelle dans la culture pour des motifs qui lui sont a priori extérieurs (tourisme commercial), hybridations artificielles et diversifications culturelles spécieuses comme dans les cas « border line » du « Cross over » (ainsi « quand le classique rencontre le rock » !).

Avec la crise qui est tout autant économique qu’éthique, on constate une érosion multiforme des valeurs intrinsèques particulières aux arts du spectacle :

– L’augmentation des coproductions internationales fondées sur des nécessités économiques : ce phénomène touche en premier lieu le secteur cinématographique mais aussi le domaine audiovisuel où ses effets favorisent la concentration de pôles de production et de financement puissants. Dans le domaine « vivant », la coproduction géante de Turandot au Palais-Omnisport-Paris-Bercy faisait appel à 150 choristes du Chœur national bulgare Svetoslav Obretenov pour la raison principale que les contrats avaient pu se négocier dans des conditions extra-syndicales…

– La « starisation » à outrance : on entend trop  souvent sur les ondes les mêmes interprètes soit-disant « plébiscités » (mais par quel public ?), avec « le » pianiste du moment, le « plus grand » baroqueux, l’ « incomparable » chanteur de lied, le « meilleur » chef de chœur ou le « meilleur » choeur, etc… Les « majors » du disque réduisent la diversité culturelle comme « peau de chagrin » et assèchent l’offre en focalisant la production de CD-audio sur quelques artistes, sur des concerts rentables, enfin sur des programmations très « classiques » et redondantes.

– La diffusion artistique met à l’écart des compositeurs ou des genres musicaux déjà oblitérés par la « mondialisation du goût » : je citerai l’exemple du chanteur britannique Simon Keenlyside, grand amateur de mélodies françaises mais dont la discographie se compose uniquement de « lieders » conformément à la politique commerciale de Sony. Il est essentiel qu’il y ait des petits labels et des musiciens qui ont appris à se servir des technologies de pointe pour s’auto-enregistrer. Mais si ces cas démentissent très partiellement l’hyper-concentration généralisée de la production musicale, ce n’est pas internet – ni You Tube ! – qui nous feront dire que la crise de la diffusion du classique est résolue !

– Selon certains critiques, l’uniformisation des goûts et la mondialisation musicale expliqueraient pourquoi les orchestres chercheraient à obtenir le « son international » qui convient, de sorte que l’originalité du son des grandes formations orchestrales serait en voie de déperdition… Ce qui me laisse un peu sceptique, mais j’ai obtenu cette information d’un spécialiste averti de la vie musicale….

– La banalisation du travail artistique

Je me rappelle le jour où remettant la première ébauche d’un rapport demandé par le Parlement européen, on m’avait prié de bien vouloir utiliser dans le titre l’expression « travailleur culturel » de préférence au « si beau nom d’ ‘artiste’ » que j’utilisais naturellement. Selon mon interlocuteur, il valait mieux utiliser cette expression idoine pour rester dans le cadre du traité de Rome en s’adressant aux membres du Parlement avec lesquels il était question de libre circulation, de taux de chômage, de niveaux de revenus, etc… à propos de ces « travailleurs culturels » que sont les comédiens, les musiciens, les chanteurs ou les danseurs.

– Menaces sur l’intermittence

En France, les artistes du spectacle ont acquis de haute lutte un statut qui prend en compte les spécificités de leur métier (intermittence, multi-employeur…) et leur assure une maitrise de la vie professionnelle pour exercer leur activité dans les meilleures conditions matérielles (régime d’allocation chômage sur critères spécifiques, fiscalité adaptée, formation continue, etc…). Actuellement, la profession s’inquiète des menaces qui portent sur l’avenir de ce régime très particulier à la France et menacé par la globalisation et le mouvement d’hostilité à l’exception culturelle.

Tout ceci m’amène à parler des acteurs économiques de la globalisation artistique : Etats, organisations internationales, entreprises multinationales.

Section 5 – Les acteurs de la globalisation artistique : Etats, organisations internationales, entreprises multinationales.

Le libéralisme « pur et dur », s’il était généralisé, aurait la capacité d’ébranler les équilibres culturels et sociaux acquis par des décennies de lutte des peuples européens. Pour sa part, la France, qui a connu une longue expérience « nihiliste » en étouffant ses cultures locales par des siècles d’hypercentralisation royale puis jacobine, a mis en cause très tardivement ces facteurs de désertification. Mais il faut bien comprendre que de tels phénomènes peuvent ressurgir, cette fois-ci, au niveau international et mondial.

De nos jours, il y a un problème réel lorsque les Etats souverains subissent les pressions d’organisations comme l’OMC, ou celles d’Etats dominants comme les Etats Unis d’Amérique. En 1993, les défenseurs d’un audiovisuel européen autonome ont réussi à gagner, de haute lutte, la bataille contre l’ultralibéralisme culturel en obtenant l’exclusion de ce secteur des accords du GATT. Dans la foulée, l’exception culturelle défendue par l’Union européenne et la diversité culturelle soutenue par l’UNESCO ont obtenu pour l’instant une reconnaissance internationale. Actuellement, le secteur audiovisuel européen doit se tenir prêt à se battre de nouveau contre toute remise en cause des politiques culturelles, contre « tout modèle destructeur des singularités nationales » (Jack Lang) ainsi qu’il en avait été question en 1998 avec le projet d’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI) concocté par l’OCDE et combattu en première ligne par la France.

On peut dire qu’il n’y a pas eu, à ces différentes occasions, d’opposition frontale entre les stratégies des multinationales mondialisées et les actions des organisations globalisées qui s’accordent sur les bienfaits de la libéralisation et de la déréglementation peu ou prou débridées. A la différence des industries artistiques petites ou moyennes qui ne bénéficient pas de la production d’un nombre élevé ou croissant de produits, les grandes firmes « intégrées » peuvent gérer de façon optimale chacune des étapes du procès de production (chaînes, vidéo, internet, etc…). Ceci est dommageable pour la diversité culturelle même si, selon un expert américain, « plutôt qu’à une américanisation, on assiste à une homogénéisation culturelle de plus en plus grande à travers des échanges en tout sens de programmes à contenu de plus en plus universel ».

Cette référence à l’universel est suspecte, surtout lorsqu’elle provient d’une pseudo-diversité telle qu’elle peut être prônée par des responsables de « majors » du cinéma ou de l’audiovisuel. Jean-Marie Messier, quand il était président d’Universal, disait la même chose en vantant la « glocalisation » : « si le global désigne une production standardisée que l’on cherche à imposer à tous, l’universel, lui, désigne une œuvre singulière, née quelque part, et qui fait le tour du monde. Pour ma part, je n’aspire pas à construire une compagnie “globale”, mais à bâtir, dans les industries culturelles, un groupe universel… ». Le champ culturel est bien peu autonomisé dans la profession de foi de ce « manager culturel » quand il ajoute : « Je ne crois pas à une ‘culture globale’. Je crois en revanche à des cultures locales capables de s’enrichir mutuellement et qui peuvent donner naissance à des succès ou des mythes universels ». Jérôme Clément, vice-président de la chaine franco-allemande Arte, lui répond : « Diversité culturelle ? Messier n’en a pas le monopole. C’est la diversité des acteurs, des producteurs, des diffuseurs, des modes de financement, qui fonde cette diversité ».

Avec la globalisation et la compétition inter-média, la restructuration inévitable des arts peut poser des problèmes d’ordre éthique à tous les niveaux, du directeur de salle au producteur, au metteur en scène, aux comédiens et aux artistes, aux publics même qui subissent la dictature du marché lorsque quelques blockbusters » saturent l’offre des complexes cinématographiques.

Section 6 – Défi éthique de la globalisation économique élargie au champ esthétique.

Nous vivons une époque paradigmatique généralisée où il n’existe pas de retour en arrière possible, ni économique ni esthétique. D’où l’importance de l’éthique pour les esprits préoccupés du futur des arts : les valeurs éthiques sont en effet garantes d’une qualité des valeurs esthétiques. Précisons qu’il ne saurait être question de morale classique dans tout cela, mais de constater que l’éthique doit s’adapter lorsque l’esthétique elle-même évolue de façon autonome et en profondeur. C’est la plasticité des valeurs et leurs interrelations qui favorisent tout ce mouvement.

Sur les points qui nous intéressent, il est enrichissant de se référer à la pensée de Claude Lévi Strauss qui constitue une diversion profonde par rapport au « main stream » de la pensée postmoderne. Dans un article portant sur les politiques culturelles, le grand ethnologue-philosophe se demande si « la fidélité à soi » et « l’ouverture aux autres » sont vraiment conciliables et s’il n’y a pas « contradiction à imaginer que l’originalité et le pouvoir créateur qui, par définition, ont une source interne, peuvent être suscités ou stimulés du dehors » ? On peut dégager les trois points suivants de sa réflexion :

a) L’hyper-communication moderne fait que chaque culture est submergée par les produits d’autres cultures et, « consommée passivement, devient de moins en moins riche et originale puisque les cultures étrangères arrivent dépouillées de leur authentique fraicheur, déjà contaminées et métissées par ce qu’elles ont elles-mêmes reçu des autres ».

b) « On pourrait citer des sociétés contemporaines où les jeunes générations n’ont plus aucun moyen de se faire une simple idée de ce que furent, dans leur authenticité, les grandes œuvres, disons théâtrales ou lyriques, de leur passé. De prétendus “créateurs”, en réalité produits d’un syncrétisme rudimentaire, ne voient plus dans ces oeuvres qu’une matière première qu’ils s’arrogent le droit de modeler à leur fantaisie (…)  Créer suppose d’abord qu’on ait pleinement assimilé un savoir, résumant l’expérience accumulée au fil des générations… ».

c) « Le danger serait de croire qu’il s’agit seulement de renverser des barrières, de libérer une spontanéité qui, dès lors qu’elle ne serait plus entravée, prodiguerait intarissablement ses richesses (…) Créer consiste toujours à lutter contre des résistances : matérielles, intellectuelles, morales ou bien sociales ».

L’argumentation de Lévi Strauss peut sembler sévère ou étonner certains. Elle conduit à dire, paradoxalement et loin de tout sophisme, que « toute création suppose une volonté de conservation (…) Il ne peut exister de création authentique que dans un affrontement à des contraintes que le créateur s’efforce de tourner et de surmonter ». A propos de créativité, il écrit : « le créateur est-il celui qui, de manière absolue, innove, ou celui qui éprouve de la joie à œuvrer pour son compte, même si ce qu’il fait, d’autres l’ont fait avant ou le font aussi bien que lui ».  Création n’est pas innovation, et « une société qui voudrait faire de chacun de ses membres un novateur en puissance (…) ne pourrait pas progresser ni même se reproduire. Adorant la nouveauté, non pour ses réussites toujours rares, mais pour la nouveauté elle-même, elle ferait bon marché de ses acquis, impatiente qu’elle serait de mettre sans relâche autre chose à la place ».

La pensée de Claude Lévi Strauss apparaît prémonitoire pour ceux qui ressentent la crise profonde d’une certaine « éthique de l’esthétique ». On trouve chez lui l’idée puissante que la création s’alimente à une « source interne » tandis que la créativité est « stimulée du dehors ».

Section 7 – Création et créativité

Pour dépasser les discours aporétiques que l’on entend trop souvent et qui sont faits à l’emporte-pièce, je crois qu’il faut engager une réflexion sans a-priori sur la distinction des champs respectifs de la création et de la créativité et procéder par là-même à de nouvelles visions de ces concepts en fonction de l’apport d’une approche économique des arts. J’avancerai alors l’idée que la création se réfère à l’éthique – l’éthique évoquant des valeurs peu ou prou normatives – tandis que la créativité opère sous influence de la loi économique dominante et se développe indépendamment des normes telles qu’elles peuvent être établies par « l’expérience accumulée au fil des générations » (mais pas uniquement celle des écoles et des académies artistiques).

J’opposerai alors l’ « éthique de la création » à l’ « économie de la créativité », sans qu’il soit question d’une quelconque hiérarchie de l’une sur l’autre. Il apparaît que la mondialisation favorise l’épanouissement de la créativité, tandis que la création, dans la défense de son autonomie par rapport aux forces de l’économie, est d’une autre essence que la créativité, même si des liens existent entre elles : ainsi la créativité peut éventuellement constituer une réponse économique à la crise de la création.

Ma position ne consiste pas à trancher pour les séparer les deux concepts de création et de créativité, de même que dans un autre ordre d’idée, en matière musicale, il me semble erroné de tracer un mur rigoureux entre la composition et l’interprétation. Mon but n’est pas de démontrer qu’il y aurait un absolu de la création en face d’un absolu de la créativité. Mais par rapport à la norme économique dans son agissement exogène, il y a bien un domaine artistique ressortissant dans ses projets de l’extra-économique, et un autre domaine artistique totalement différent stimulé et pénétré de logique économique.

Je dirai que la mondialisation néo-libérale, le marché-roi et les nouvelles technologies esthétiques ne changent rien à cette situation. La mondialisation est le dernier avatar à remettre en question les relations essentielles de l’éthique et de l’esthétique des arts. Certes, la référence à la « qualité » historique ne signifie rien d’absolu, et il faut être capable de remettre tout en question pour faire face à la réalité sensible en mutation. Il faut cependant résister, non pas à la mondialisation, ce qui serait illusoire, mais à certaines de ses conséquences, en osant la critique libre quand et là où il faut.

François Perroux  écrivait : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont imprégnés ni animés de l’esprit de gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le haut fonctionnaire, le soldat, le magistrat, le prêtre, l’artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule et toute forme d’économie est menacée. (…) ». C’est cette question éthique centrale qui est soulevée par l’érosion des valeurs esthétiques qui ne peuvent être déconsidérées dans leur ensemble au nom d’un système capitaliste aux abois. L’œuvre « créée » prend sa consistance en référence à une éthique esthétique, non pas en référence à un marché. Le marché, qui oriente la créativité, ne répond pas à une valeur éthique, mais pour l’essentiel à une valeur économique.

Les conditions de la création artistique sont a-temporelles et méta-économiques, tandis que celles de la « production » artistique sont temporelles et péri-économiques. Si la création est une longue patience et l’aptitude à prendre des peines infinies, elle s’oppose par essence à l’économie qui est d’abord une économie du temps et de l’argent. La « production » artistique moderne s’apparente à la créativité, par exemple quand elle choisit des « raccourcis » qui ressortissent d’un multiculturalisme « rudimentaire ». La création, elle, est le résultat de longs « détours ». C’est pour cela que la créativité est de l’ordre de l’économique global (comme la mondialisation), tandis que la création est de l’ordre d’un universel éthique (dans le temps et l’espace). Entre les deux se situent des zones grises « de l’ordre de la création » et « de l’ordre de la créativité ».

 

Conclusions provisoires :

Pour dépasser la loi d’airain baumolienne sur la longue période, j’ai parlé de la nécessité de ruser, c’est-à-dire de transgresser les règles de qualité telles qu’elles sont transmises de façon patrimoniale dans la création. Quant à la créativité, elle se fait nouvelle mode et nouvelle donne : tout en se trouvant influencée par d’autres esthétiques (comme celles des média), elle joue la carte de la concurrence et de la segmentation, et là on peut dire qu’elle a fort à faire. La pression économique engage le « créatif » à prendre des raccourcis vis à vis du contexte historique, tandis que le « créateur » opère des détours de création hors du temps économique et du court-termisme.

Il s’ensuit que la créativité est appelée à suivre la dictature de la mode et est prisonnière du succès car il est dans sa logique d’être happé par ce qui est dans « l’air du temps », par la tentation du sensationnel, du scandale ou de la provocation, en suivant le modèle médiatique ou celui de la dite « culture internet », enfin en inspirant le multiculturalisme de façade de certains métissages ou de musiques trop vite déclarées « du monde ». Ce n’est pas passer à côté de tout l’art moderne et contemporain que d’écrire cela…

Les enjeux sont fondamentaux pour nous, gens de la SEC, puisqu’ils engagent à une réflexion sous un angle particulier de la « politique de culture », à une révolution éducative des jeunes afin qu’ils se libèrent de la pression des images, des médias et du numérique, à une « économie de culture » digne d’une « politique de culture », et qui respecte l’autonomie de la création artistique.

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