Lettre de Venise
Texte final de la
22 ème Assemblée générale ordinaire
Venise
du 29 septembre au 1er octobre 1995
A neuf lustres de sa constitution formelle à Venise, une fois de plus réunie dans cette ville qui est restée en permanence son siège international et son domicile légal, la Société Européenne de Culture a tenu sa XXIIe Assemblée générale ordinaire. Elle l’a tenue du 29 septembre au I er octobre 1995, en hôte de la Fondation Cini à l’île de Saint-Georges.
L’ordre du jour comportant la réélection des organes, le renouvellement des mandats, il a, dans son déroulement, représenté l’occasion d’une réflexion rétrospective. Et pareille réflexion, pareil examen, a abouti à l’affirmation d’un potentiel prospectif engageant. Des progrès vers le concret ont été évoqués, touchant en particulier l’ancrage de la Société dans l’organisation culturelle en général. Ceux-ci peuvent être vus comme un corollaire de la réappropriation des affirmations fondamentales de la pensée d’Umberto Campagnolo. A son tour créatrice parce qu’elle passe à travers le prisme de la réalité d’aujourd’hui, cette réappropriation est toujours à reprendre et à approfondir, d’autant plus que la capacité d’orientation des principes essentiels de la Société s’est confirmée à chaque nouvelle épreuve des faits.
Effectuées par une Assemblée nombreuse, où de nouveaux membres venus des Amériques, de l’Europe de l’Est et du Proche-Orient ont été spécialement bienvenus, les élections ont porté, dans l’ensemble, à la reconduction des charges. Le Bureau international se trouve par conséquent ainsi composé : Vincenzo Cappelletti, Président ; Arrigo Levi, premier Vice-président ; Jean Bernard, Iring Fetscher, Alexandre Koudriavtsev, J. Robert Nelson, Michal Rusinek, Vice-présidents ; Michelle Campagnolo-Bouvier, Secrétaire général international ; Giuseppe Galasso, Directeur de Comprendre. Non soumises au jugement réitéré de l’Assemblée, la présidence d’honneur reste à Norberto Bobbio, alors que la vice-présidence de droit appartient au Maire de Venise, actuellement Massimo Cacciari.
Destinant son Prix de politique de la culture à Angelos Angelopoulos, récemment disparu, la Société a rendu hommage à l’ami humaniste, au théoricien éminent de l’économie interdépendante et globale, au paladin de la solidarité Nord-Sud.
En Assemblée générale extraordinaire, les actes nécessaires ont été accomplis pour renforcer les bases juridiques de l’institution, eu égard à la législation italienne.
Le débat statutaire visant une mise à jour des objectifs de la politique de la culture est parti de la constatation de l’interdépendance croissante, qui appelle impérativement une prise en charge des nouvelles données dans un esprit de solidarité. Alors qu’elle se manifeste dans tous les domaines, elle donne corps, dans celui des relations internationales, à la pratique de l’ingérence. C’est sous le titre Interdépendance, ingérence, solidarité et politique de la culture que restera dans les annales de la Société cette session qui a obtenu le haut patronage du Président de la République italienne et qui s’est organisée en collaboration, à différents titres, avec l’Istituto della Enciclopedia Italiana et l’Université Ca’ Foscari de Venise.
Si l’économie, l’environnement, la sécurité (le bien de la paix nucléaire n’étant pas la paix tout court et n’étant pas, à l’état actuel de l’ordre international, irréversible), le développement social attestent aujourd’hui que le flux de l’histoire porte en direction de l’interdépendance, et donc de l’unité, cette réalité objective, qui apparaît comme une chance pour les peuples, ne représente pas par elle-même une garantie d’union et d’harmonie. La mondialisation, la globalisation contiennent toute sorte de risques d’hégémonie. Faire de pareille situation objective d’interdépendance une solidarité consciemment assumée, dans les dimensions de l’espace et du temps, est un défi qui engage plus encore que les forces de la politique de la culture, celles de la politique de l’humain.
Cette politique de l’espérance, de l’utopie réaliste, toutefois, est sollicitée aussi (et pourrait l’être davantage encore au cours du siècle qui s’ouvre) dans le sens apparemment opposé. L’interdépendance, en effet, remplace la dépendance, mais n’efface pas l’indépendance. Les entités souveraines, les États, ipso facto sujets aux antagonismes, restent les unités ou matériaux constitutifs de la société mondiale. Libérés de la coercition totalisante, ils tendent à se multiplier, mais le fait d’être issus d’une libération ne les met pas à l’abri de la conflictualité latente et aiguë. Il se confirme ainsi que la politique de la culture doit s’appliquer au dialogue intérieur, non moins qu’au dialogue global ; cette double lourde tâche ayant la même urgence que le dialogue Est-Ouest au temps de la guerre froide.
La tension entre l’indépendance et l’interdépendance trouve une expression significative dans la notion et l’exercice de l’ingérence, par laquelle est actualisée l’intervention. Du point de vue rigoureusement normatif, par rapport à la législation existante, les possibilités d’action dans cet ordre sont très limitées et à envisager avec prudence, pour la raison aussi que le recours à l’ingérence est susceptible d’ambiguïté : il peut être inspiré par l’intérêt au lieu de l’idéal. Mais il a été dit que c’est sous la poussée de ce dernier que la pratique tend à déborder du cadre donné et à entraîner peu à peu un élargissement de la plateforme juridique qui doit la régler. Le sentiment diffus d’appartenance à l’universel existe. Une opinion publique devenue sujet politique l’exprime quand elle invoque les idéaux de la fraternité et de l’entraide. Que ce sentiment prévale, qu’il ait pour lui la constance… voilà qui représente encore un défi à relever.
Cette lettre de Venise se termine par un vœu. Il découle de la réflexion placée en exergue aux travaux sur le courage nécessaire à la culture dont le seul moyen de lutte sont les mots : que les mots deviennent parole, la parole étant acte !