Crises et transitions de la démocratie
Intervention de Michael Schäfer
Ceux qui parlent de démocratie veulent dire quelque chose de bien. La démocratie signifie avoir le choix. La dictature signifie ne pas avoir le choix. Jusqu’ici tout va bien. Mais de nos jours, plus ou moins tout le monde s’affiche en tant que démocrate, portant les couleurs de la «vraie démocratie» contre tous les autres prétendants. La démocratie en tant qu’idéal est la manière la plus largement admirée et acceptée de légitimer le pouvoir politique, mais c’est peut-être aussi le système politique le plus difficile à maintenir. Les régimes politiques de toutes sortes à travers le monde se décrivent comme des démocraties en se définissant par exemple comme une «démocratie souveraine», une «démocratie éclairée», la «démocratie du peuple», une démocratie dirigée» ou une «démocratie illibérale». Historiquement, la démocratie était donc et est encore – surtout après la fin de la guerre froide – un concept contesté, au moins aussi controversé que le concept de liberté. La démocratie est forte en termes quantitatifs, en nombre de démocraties dans le monde, mais faible en termes qualitatifs, c’est-à-dire comment les démocraties fonctionnent.
Littéralement, la démocratie ne signifie rien d’autre que le «gouvernement par le peuple». Tel est le message, partout dans le monde, des peuples qui en ont marre de la répression et de la corruption des régimes dictatoriaux ou de ceux qui tentent aujourd’hui de présenter une conception nationaliste ou populiste de la démocratie, dans laquelle le peuple est décrit comme une communauté ethnique, culturelle ou religieuse homogène. “Wir sind das Volk” / “Nous sommes le peuple”.
Le terme de démocratie dérive du mot grec demokratia, dont les racines signifient démos : peuple et kratos : gouvernement. Mais les doutes sur la viabilité de la démocratie remontent à Aristote, qui la considérait comme intrinsèquement instable, à cause du concept d’égalité dans la démocratie, qui peut ne pas agir dans le meilleur intérêt des cités grecques. En fait, le concept très strict de la démocratie elle-même est moralement vide : «Supposons que les élections soient libres et justes et que les élus soient racistes ou fascistes», a déclaré l’ancien diplomate américain Richard Holbrooke a propos de la Yougoslavie dans les années 1990. « C’est cela, le dilemme » continue-t-il. En effet, ça l’est. L’Europe du siècle dernier était souvent confrontée à ce dilemme, comme l’écrivait déjà Carl Schmitt avant que Hitler ne devienne chancelier d’Allemagne : « Par contraste, le bolchevisme et le fascisme sont, comme toutes les dictatures, antilibéraux, mais pas nécessairement anti- démocrates. “Et en effet, le nazisme a triomphé à la fin de la République de Weimar non pas en dépit de la démocratisation de la vie politique mais à cause de cela. Par conséquent, John Adams, deuxième président des États-Unis, avait raison quand il déclarait : «la démocratie (pourrait) se détruire elle-même». Pour une meilleure compréhension du danger permanent de la capacité autodestructrice de la démocratie, où les dirigeants élus et les gouvernements démantèlent la démocratie rapidement ou lentement, nous devons suivre le politologue américain Robert Dahl, qui distingue grosso modo deux courants principaux de la pensée démocratique : le courant populiste et le courant pluraliste. Depuis au moins le dix-septième siècle, le modèle grec ancien de la démocratie directe a été contesté par un modèle alternatif et libéral de démocratie.
La première tradition préfère parler de démocratie, au sens littéral, en privilégiant le gouvernement populaire direct et la règle de la majorité, mais en nourrissant de profonds soupçons sur la politique professionnalisée et la représentation des élites. La faiblesse institutionnelle par rapport à une protection significative des libertés civiles est une caractéristique centrale de cette tradition formellement démocratique.
Dans la deuxième tradition, la démocratie libérale signifie un système politique marqué non seulement par une procédure minimale des élections mais aussi par la primauté du droit, de la séparation des pouvoirs, la protection des droits politiques fondamentaux et des libertés civiles. Ce fut, bien sûr, historiquement, un processus long et difficile, achevé seulement étape par étape. Ce groupe de libertés fondamentales, y compris la division des pouvoirs – ce que l’on pourrait appeler aussi la «démocratie constitutionnelle» – a peu à voir avec la démocratie au sens strict du terme. Avec ces principes, complétés par des élections démocratiques et la participation politique, une solution a été trouvée pour le soi-disant paradoxe de la démocratie, à savoir que la majorité a la possibilité d’abolir la démocratie, ce qu’Alexis de Tocqueville a appelé le danger d’une « tyrannie de la majorité ».
Cependant, les démocraties avec leur concept d’une soi-disant «démocratie militante» ont appris- en particulier dans l’Allemagne de l’Ouest d’après-guerre – à ériger des barrières d’auto développement, une idée qui remonte à l’innovation cruciale, que Hans Kelsen qui, en fait, a influencé les pensées d’Umberto Campagnolo -, avait appelé “techniques constitutionnelles”.
Les cours constitutionnelles, l’une des créations institutionnelles les plus importantes du XXe siècle, devaient protéger ce nouvel ordre dans son ensemble, notamment en sauvegardant les droits civils. Ceux-ci devaient également être hors de portée des parlements et fondés sur la loi naturelle ou autres systèmes de valeurs dites objectives (qui contredisent d’ailleurs directement l’une des positions philosophiques majeures de Kelsen, à savoir que la démocratie implique nécessairement une forme de relativisme de valeur). Cependant, Kelsen a défendu le contrôle judiciaire comme un complément nécessaire de freins et de contrepoids, il n’a pas admis que cela pourrait être intrinsèquement non démocratique, comme beaucoup d’opposants devaient le prétendre. Au début des années 1930, dans une controverse majeure l’opposant à Carl Schmitt, Hans Kelsen conclut que seul un tel tribunal pourrait être le dernier gardien d’une démocratie. Les cours constitutionnelles ont donc joué un rôle déterminant dans l’émergence du concept de démocratie militante après la Seconde Guerre mondiale – concept tout d’abord défini en 1938 par Karl Loewenstein, politologue allemand en exil, à l’époque où l’un après l’autre, les pays européens sont gagnes par des mouvements fascistes et autoritaires utilisant des moyens démocratiques pour paralyser la démocratie. Loewenstein avait soutenu que les démocraties n’étaient pas capables de se défendre contre de tels mouvements parce qu’elles n’avaient aucun contenu intellectuel approprié, reposant principalement sur des émotions fortes (ce que nous pouvons également observer aujourd’hui) et avec lesquelles les démocraties ne pourraient jamais lutter selon leurs propres conditions. Par conséquent, les démocraties ont dû prendre des mesures juridiques contre les forces antidémocratiques, telles que l’interdiction des partis ou la restriction des droits à se réunir librement, restriction de la liberté d’expression également.
Bien que le concept de démocratie militante après la Seconde Guerre mondiale ait été le plus prononcé en Allemagne de l’Ouest (à cause de son passé nazi), la nécessité d’une autodéfense démocratique s’est répandue en Europe occidentale. Par exemple, en Italie, les chrétiens-démocrates ont cherché à établir une «démocratie protégée» – una democrazia protetta – qui devait restreindre les libertés civiles mais aussi justifier les lois électorales en faveur des principaux partis. Une fois de plus, la théorie et la réalité de la démocratie militante diffèrent d’un pays à l’autre et le concept d’une démocratie militante doit apprendre à faire face au paradoxe qu’elle doit combattre ses ennemis sans leur ressembler.
Malgré ces défauts inhérents aux démocraties libérales, la démocratie et la liberté ont fusionné au cours du dernier demi-siècle en Europe et dans d’autres parties du monde occidental. Mais aujourd’hui, les deux courants de la démocratie libérale se décomposent de nouveau à travers le monde. Et la mondialisation de la démocratie comporte un paradoxe épineux : l’attrait moral apparent de la démocratie a été reconnu par les gouvernements ou leurs opposants dans presque tous les États, comme je l’ai déjà dit plus haut ; mais les principes libéraux qui soutiennent les pratiques d’une démocratie libérale suscitent moins d’enthousiasme.
Là où les autocrates et les dictateurs ont été chassés du pouvoir, leurs adversaires ont pour la plupart échoué à créer des régimes démocratiques viables. Ils ont réduit la démocratie à la procédure d’élections démocratiques sans garanties institutionnelles suffisantes ou à une forme « d’autoritarisme électoral». Dans un discours prononcé en juillet 2014, le Premier ministre hongrois Victor Orban a suggéré que la démocratie libérale occidentale serait en déclin et que la Hongrie s’embarquerait pour un développement national d’une façon différente, avec ce qu’il a appelé « une démocratie illibérale ».
Mais même dans les démocraties établies, les failles du système sont devenues visibles et la désillusion à l’égard de la politique est généralisée. Pourtant, il y a quelques années, nous aurions pu avoir l’impression que la démocratie libérale dominerait le monde. Dans la seconde moitié du siècle dernier, les démocraties libérales s’étaient enracinées dans les circonstances les plus difficiles – en Allemagne, après 12 longues années de dictature nazie, en Inde, avec la plus grande population de pauvres du monde, et dans les années 1990, en Afrique du Sud, défigurée par l’apartheid.
L’indépendance a créé de nouvelles démocraties en Afrique et en Asie, et divers régimes autocratiques en Amérique latine et en Europe du Sud ont cédé la place à la démocratie dans les années 1970 et 1980. L’effondrement de l’Empire soviétique a également créé de nombreuses nouvelles démocraties en Europe de l’Est et en Europe centrale. Freedom House, un groupe de réflexion américain, a classé environ 125 pays, soit environ 63 % du monde, en tant que démocraties. Mais les problèmes de la démocratie sont quant à eux plus profonds que ne le suggèrent les chiffres. Parce que nous devons considérer que l’exigence minimale d’un Etat déclaré démocratique par Freedom House est celle de la soi-disant démocratie électorale, ce qui signifie simplement que l’élection de l’élite dirigeante est basée sur le droit formel de voter. Ce sont les pensées de Joseph Schumpeter, un économiste politique américain d’origine autrichienne, qui utilisait ce genre de définition étroite de la démocratie, qui sont la base de ces succès statistiques ; c’est ce que nous devons considérer si nous parlons de ce que Samuel P. Huntington a appelé la “troisième vague” de démocratisation, qui a débuté en 1974 avec la soi-disant “Révolution des Œillets” au Portugal.
Cependant, les progrès que nous avons vus à la fin du 20ème siècle ont stagné au 21ème siècle. Même si près de la moitié de la population mondiale, c’est-à-dire plus de gens que jamais auparavant vivent dans des pays où les élections sont plus ou moins libres et équitables, la progression mondiale de la démocratie s’est arrêtée et peut être même inversée. Comme l’a souligné Larry Diamond – peut-être la plus grande autorité en matière de démocratie dans le monde – il y a eu une récession démocratique depuis 2006, avec depuis lors, une baisse chaque année.
L’effondrement du régime de Moubarak en Egypte en 2011 a soulevé des espoirs insatisfaits que la démocratie se propagerait à travers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. La guerre civile en Syrie et l’anarchie croissante en Irak et en Libye ont anéanti l’espoir que le soi-disant «printemps arabe» conduirait à des démocraties. Et pendant ce temps, certaines recrues récentes pour le camp démocratique ou autres pays du Moyen-Orient ont également perdu leur prestige. Depuis l’introduction de la démocratie en 1994, l’Afrique du Sud a toujours été gouvernée par le même parti, le Congrès National Africain, qui est devenu de plus en plus égoïste. Israël, considéré comme le seul régime démocratique de toute la région du Moyen-Orient, est de plus en plus confronté aux contradictions entre le caractère juif-sioniste de l’Etat israélien et le traitement de ses concitoyens arabes d’une part, et d’autre part, par les inégalités croissantes de revenu et de propriété, parmi la population juive. La Turquie, partenaire de l’OTAN, qui par le passé semblait combiner l’islam modéré avec la prospérité et la démocratie, descend de plus en plus dans la corruption et l’autocratie.
Tout cela démontre que construire les institutions nécessaires pour soutenir la démocratie est un travail très lent et difficile et a dissipé la notion jadis populaire que la démocratie s’épanouira rapidement une fois la semence plantée. Bien que la démocratie puisse être une «aspiration universelle», comme le soulignent de nombreux Occidentaux, elle reste une pratique culturellement et historiquement enracinée.
Mais ce que nous pouvons appeler le cœur des démocraties libérales existantes, la méfiance envers les politiciens et les élites, l’austérité et une inégalité croissante ont également remis en question la légitimité des institutions politiques en Occident. Aux yeux d’éminents politiciens et sociologues, la principale menace de la démocratie est le capitalisme financier d’aujourd’hui, qui accroît l’inégalité des revenus, des actifs et des biens, d’une part, et le déclin de la participation politique, d’autre part. Wolfgang Merkel du Centre des Sciences Sociales de Berlin estime que l’inégalité socio-économique croissante a des effets négatifs sur la participation électorale, qui est en baisse dans de nombreux pays. Heinz Bude, un sociologue allemand, détecte en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays un niveau croissant d’exclusion du tiers inférieur des démos de la participation et une représentation inférieure de leurs intérêts. Outre la baisse du nombre des membres de partis politiques, les formes nouvelles ou directes de participation politique, telles que les ONG, les référendums ou les conseils de citoyens sont socialement beaucoup plus sélectives que les institutions en difficulté de la démocratie représentative. Par conséquent, le politologue britannique Colin Crouch soutient que nous vivons dans un âge post-démocratique dans lequel la démocratie a largement perdu son ancienne substance. Selon lui, il s’agit dans une certaine mesure de la négligence de la capacité de l’État à réguler et à intervenir dans une économie qui crée des inégalités et érode le principe démocratique fondamental de l’égalité politique. Le sociologue allemand, Wolfgang Streeck, n’observe que des façades démocratiques, ce qui prive les parlements et les gouvernements nationaux de certains de leurs pouvoirs antérieurs. Enfin, dernière chose mais non la moindre, Chantal Mouffe, politologue belge, estime qu’en Europe aujourd’hui, notre priorité devrait être de relancer la confrontation gauche-droite et de créer les conditions d’une démocratie agonistique. Et contrairement à ceux qui affirment que la solution à notre dilemme réside dans l’établissement d’un ordre mondial post-national cosmopolite, qu’elle considère comme une illusion politique, Mouffe est convaincu que ce qui est requis est le développement d’un ordre mondial pluraliste dans lequel l’idée démocratique peut être mise en œuvre selon différents contextes.
En effet, les dommages du programme néolibéral dominant du capitalisme financier d’aujourd’hui ont un impact énorme. Ils contredisent les attentes démocratiques d’équité et de justice, non seulement parmi les politologues, les sociologues mentionnés ainsi que de nombreux autres intellectuels, mais aussi au sein des populations en général, qui semblent moins tolérantes vis-à-vis des énormes inégalités de revenus et de propriété comparées à celles d’avant. Il a révélé des faiblesses fondamentales dans les systèmes politiques occidentaux, sapant la confiance en soi qui avait été un de leurs grands atouts. Les gouvernements ont progressivement étendu les droits pendant des décennies, ce qui a permis de développer des niveaux d’endettement dangereux, et les politiciens ont fini par croire qu’ils avaient maîtrisé les risques. De nombreuses personnes ont été et sont encore frustrées par le fonctionnement de leurs systèmes politiques – en particulier lorsque les gouvernements aident les entreprises multinationales à éviter les impôts ou lorsque les gouvernements renflouent les banquiers avec l’argent des contribuables.
L’Union européenne n’est pas non plus un très bon exemple de démocratie. La relation entre la gouvernance supranationale et la démocratie a été tendue en théorie comme en pratique. La décision d’introduire l’euro en 1999 a été prise en grande partie par les technocrates ; seuls deux pays, le Danemark et la Suède, ont tenu des référendums sur cette importante question (tous deux, d’ailleurs, ont dit non). Les efforts pour obtenir l’approbation populaire du Traité de Lisbonne, qui donnait plus de pouvoir à Bruxelles, ont été abandonnés lorsque les gens ont commencé à voter dans le mauvais sens. Aux jours les plus sombres de la crise de l’euro, la Commission européenne et le Conseil européen ont forcé l’Italie et la Grèce à remplacer les dirigeants élus par des technocrates. Le Parlement européen, tentant de combler le déficit démocratique de l’Europe, est souvent ignoré et méprisé. Pour ces raisons mais aussi pour beaucoup d’autres, en tant que profil néolibéral actuel mettant l’accent sur les libertés de marché avant tout, l’Union européenne est devenue un terreau fertile pour de nombreux «partis de la liberté» autoproclamés tels que Le Parti pour la Liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas, le Parti de la Liberté en Autriche, le Front National de Marine Le Pen en France, le parti Fidesz d’Orban, l’Alternative für Deutschland, ou le Parti du Droit et de la Justice (PiS) en Pologne, qui prétendent tous défendre explicitement ou implicitement et au nom de la liberté, des gens ordinaires contre une élite nationale et européenne soi-disant arrogante et incompétente ; ou bien ils sont dirigés contre l’Islam, contre le paiement d’impôts ou contre toute la construction entière de l’Union européenne.
Pour comprendre ces développements, nous devons reconnaître que depuis l’aube de la démocratie moderne à la fin du XIXe siècle, la démocratie s’est exprimée à travers les États-nations et les parlements nationaux. Mais cet arrangement est maintenant attaqué de divers côtés. Au cours des dernières décennies, nous avons assisté à un affaiblissement des parlements nationaux, car le processus démocratique est dominé par des structures de gouvernance transnationale qui ont profondément modifié les politiques nationales. Les politiciens nationaux ont cédé de plus en plus de pouvoir à des technocrates non élus, par exemple sur les flux financiers mondiaux ou sur les marchés mondiaux, et peuvent ainsi se trouver incapables de tenir les promesses qu’ils ont faites aux électeurs lors des campagnes électorales nationales. Le nombre de pays ayant des banques centrales indépendantes, par exemple, qui dictent la politique économique et financière, est passé de 20 en 1980 à plus de 160. Les institutions et organisations internationales telles que la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, le World Trade Organization ou l’Union Européenne ont étendu leur influence, car il y a une raison impérieuse à cela : comment un seul pays peut-il aujourd’hui faire face à des problèmes globaux, des risques globaux comme le changement climatique, d’autres risques globaux ou l’évasion fiscale ? En résumé, la mondialisation et la trans-nationalisation par le biais d’organisations internationales et supranationales ont renforcé les gouvernements, principalement au détriment des parlements, qui ont perdu certains de leurs pouvoirs législatifs et de surveillance. Mais le pouvoir que les gouvernements ont pris sur les parlements affaiblis d’un coté, ils l’ont perdu vis-à-vis des marchés et acteurs financiers de l’autre. Cependant, il reste un espoir dans l’émergence d’un pouvoir judiciaire mondial, représenté par les tribunaux internationaux et le nombre de ces tribunaux ne cesse d’augmenter. Certains de ces tribunaux, comme par exemple pour les Affaires Européennes au Luxembourg et à Strasbourg, sont très anciens, tout comme la Cour Internationale de Justice de La Haye, de même que la Cour Pénale Internationale, relativement récente, tous ont un impact significatif sur la politique mondiale. En particulier, en collaboration avec les tribunaux nationaux, elles peuvent représenter une contrainte de plus en plus importante sur le pouvoir des gouvernements.
Bien que la « juridisiation » de la politique transnationale puisse être interprétée comme une composante d’une tendance plus large à la démocratisation, prenant en compte ce qui vient d’être dit, il est indéniable que la démocratie libérale est aujourd’hui confrontée à de sérieux défis, notamment ceux concernant les problèmes de participation, de représentation et de comportement de communication :
- En ce qui concerne les problèmes de participation, nous sommes confrontés, comme nous l’avons déjà mentionné, au défi d’une baisse modérée ou, dans certains cas drastique, du taux de participation aux élections. Alors que l’écart entre les sexes est presque nul, la sélectivité en termes de classe sociale a considérablement augmenté. L’inégalité socio-économique au cours des trois dernières décennies a été transformée en une plus grande inégalité des ressources cognitives et des connaissances politiques. Plus les connaissances politiques sont faibles, moins les électeurs sont en mesure de traduire leurs intérêts dans des préférences électorales appropriées. Plus une société est inégale, plus les gens sont réticents ou incapables de participer de manière significative dans le contexte des élections. En outre, d’autres formes de participation telles que les référendums sont incapables d’arrêter cette exclusion politique. Puisqu’ils sont politiquement plus exigeants que le vote, ils sont souvent socialement encore plus exclusifs.
- En ce qui concerne les problèmes de représentation, nous sommes confrontés à une nouvelle constellation du système des partis européens, qui a profondément changé au cours des deux dernières décennies. Les partis fourre-tout traditionnels (en allemand “Volksparteien”) sont en déclin tandis que des partis protestataires, populistes ou spécialisés ont vu le jour. De plus, l’adhésion, ainsi que la confiance dans les partis politiques déclinent ; par exemple seulement 1 % des citoyens britanniques sont maintenant membres de partis politiques contre 20 % dans les années 1950. Mais si l’on demande aux mêmes citoyens dans quelle mesure ils font confiance à la police, à l’armée ou au système judiciaire, les pourcentages, dans presque tous les pays, sont beaucoup plus élevés que dans les institutions fondamentales de la démocratie. Le taux de participation electorale est en baisse et une enquête récente menée dans plusieurs pays européens a révélé que plus de la moitié des électeurs «n’avaient aucune confiance dans le gouvernement». Un sondage réalisé auprès des électeurs britanniques la même année a révélé que 62 % des sondés étaient d’accord pour dire que «les politiciens mentent tout le temps» et que leurs votes ne comptent pas. Nous pouvons aussi trouver entre-temps en Allemagne (mouvement Pegida) et aux Pays-Bas, deux autres démocraties stables jusqu’à présent, les mêmes opinions négatives sur les politiciens et sur la soi-disant presse mensongère (“die Lügenpresse”).
- Enfin et surtout, les médias sociaux ont changé le comportement de communication et de participation : les médias sociaux demandent aux gouvernements de donner aux citoyens ce qu’ils veulent en très peu de temps tout en négligeant les considérations à long terme ou les processus complexes de la prise de décision. Dans le même temps, Internet donne aux citoyens l’accès à des sources d’informations indépendantes et critiques qu’il est difficile pour les gouvernements de contrôler ou de censurer ; informations que les gouvernements préfèreraient garder secrètes. Mais les réactions des gouvernements ne se sont pas fait attendre : les restrictions sur la liberté de l’internet ont longtemps été moins sévères que celles imposées aux médias traditionnels, mais en attendant, l’écart se réduit à mesure que les gouvernements répriment l’activité en ligne. La censure, les nouvelles lois répressives, les sanctions pénales et les arrestations d’utilisateurs sont en augmentation dans de nombreux contextes.
En général, nous pouvons dire que le développement démocratique, comme la culture démocratique, exige des mesures considérables pour respecter l’équilibre entre opposition et dissidence ; d’un côté, une volonté de coopération et de compromis, de l’autre, la confiance dans les autres acteurs politiques et le respect d’autres intérêts. Mais plus longtemps les dictatures ont duré dans un pays, plus elles ont eu la chance d’influencer la culture politique de la société, et plus les défauts de la démocratie subséquente sont probables. De telles sociétés ont tendance à accorder le contournement des freins et des contrepoids et l’autorisation de pratiques dirigeantes avec récompenses électorales. Plutôt que d’organiser des élections libres le plus tôt possible pour soutenir la démocratisation ou la consolidation durable des régimes post-autocratiques, la priorité devrait être l’expansion d’un système éducatif très efficace, un niveau modéré d’inégalité économique, un état de droit robuste et un renforcement des structures de la société civile existantes. En particulier, une société civile dynamique avec ses propres normes non écrites ou codes de conduite partagés (comme la tolérance mutuelle, l’acceptation et le respect) renforce non seulement la responsabilité mais aussi la vitalité de la démocratie.
Je vais terminer et conclure : La démocratie semble être inévitablement liée à une crise permanente ou du moins à des défis permanents. Cela est vrai depuis les écrits anciens de Platon et d’Aristote. La plupart des problèmes que la démocratie a connus depuis le début sont des tensions inhérentes à la nature même de la démocratie, à savoir la tension la plus fondamentale entre conflit et consensus. Une démocratie viable devrait être renforcée par un système de concurrence institutionnalisée du pouvoir. Sans concurrence ni conflit, il n’y a pas de démocratie. D’où le paradoxe : la démocratie exige des conflits – mais pas trop comme à Weimar dans les années vingt du siècle dernier ou comme aujourd’hui dans de plus en plus de pays. La concurrence doit exister, mais seulement dans des limites soigneusement définies et acceptées. En d’autres termes : la démocratie implique la dissidence et la division, mais sur la base du consentement et de la cohésion. Le clivage doit être tempéré par le consensus.
Cependant, le consensus et la cohésion sont très fragiles à l’ère des crises politiques et économiques, de la gouvernance transnationale et de la confiance en soi croissante de certains pays autoritaires. Personne vivant dans une démocratie libérale établie ne devrait être sûr de la nécessité de sa survie. Il n’y a pas de mécanisme historique automatique, pas de «objektiver Geist» – au sens de la philosophie de l’histoire d’Hegel – qui crée des progrès réguliers, ou qui prévient la décadence ou le recul. Les démocraties, même dotées de libertés fondamentales et étayées par des garanties institutionnelles et constitutionnelles bien conçues, n’existent et ne survivent que parce que les gens sont prêts à se battre pour elles, prenant ainsi en compte que la démocratie reste toujours un projet ouvert et une entreprise partagée. Incomplet dans sa quête incessante d’une meilleure société nationale ou internationale, le destin de la démocratie dépend finalement de nous tous.