LA DÉFENSE EUROPÉENNE
ET SES AMBIGUÏTÉS
Conférence du Général Jean COT
D. LEROY
Deuxième partie de la conférence | Questions
Ce matin, nous avons le plaisir de recevoir à nouveau le Général COT sur proposition du Docteur TAPPREST.
Mon Général, votre première intervention, qui portait sur les relations Europe-OTAN, a eu lieu le 13/11/1999. Depuis, 10/11 ans sont passés et je pense que votre position sur les problèmes de la paix et vos propositions ont dû évoluer
I c’est très important pour nous de savoir quel est le différentiel entre ces deux dates.
Beaucoup d’événements se sont produits et, pour vous, l’événement majeur est, en 1989, la chute du mur de Berlin. Vous dites, d’ailleurs, dans votre travail sur la Paix, que l’effondrement des Tours à New-York n’est pas majeur, mais second, ainsi que l’élection du nouveau Président américain, OBAMA.
Pourquoi la SEC s’intéresse-t-elle à la paix ? C’est dans ses statuts et c’est un des thèmes majeurs de notre réflexion, donc vous êtes exactement au centre de nos préoccupations. J’ai trouvé, dans votre ouvrage, cet heureux mélange d’optimisme et de pessimisme dont vous faites un alliage qui, in fine, est parfaitement dynamique. C’est ce qui m’a intéressé et frappé.
Le Général COT a été Commandant en Chef de la FORPRONU en Bosnie à une époque gravissime, après le Général MORILLON. Il a été amené à prendre des décisions dans différentes situations extrêmement intéressantes pour notre sujet.
GENERAL COT :
Je n’étais pas après le Général MORILLON. Il était mon Chef d’Etat Major quand je commandais la 1ère armée , il commandait en Bosnie et moi je commandais la FORPRONU pour l’ensemble de l’ex-Yougoslavie. Quand il est parti c’est un camarade belge qui l’a remplacé ; je ne suis pas le successeur de MORILLON.
Je suis un vieux soldat, puisque je suis à la retraite depuis un certain temps. Je me suis fait soldat, un peu de manière contingente, puisque, quand j’avais 10 ans mon père a été fusillé par les Allemands, dans l’Aube, pas loin des Riceys, à Amélie Saint-Père, et, dans mon subconscient d’enfant, sans doute, je me suis dit, alors que je n’avais pas de militaire dans ma famille, qu’il n’était pas concevable que pareil drame – la deuxième guerre mondiale – revienne encore. J’ai donc décidé de me faire soldat, au grand étonnement de ma mère et de mon entourage.
Je suis un fantassin, je ne sais faire que ça : marcher. J’ai eu la chance, dans mon métier, de commander tout ce qu’on peut commander : une section, une compagnie, un régiment, une division, une armée et, pour terminer la Force de Protection des Nations Unies en Yougoslavie , la FORPRONU. Je crois avoir fait ce que j’avais envie de faire, et, quand on a fait ce qu’on avait envie de faire, on peut se retourner paisiblement sur sa vie en fin de parcours.
Depuis que je suis à la retraite, j’ai fait pas mal de choses. J’ai été professeur 3 ans à l’Université de Droit de Reims, « professeur supplétif », et j’ai beaucoup aimé. J’ai fait des dizaines et des dizaines de conférences sur les thèmes les plus divers : la Yougoslavie, l’ONU, etc… J’ai arrêté parce c’est un peu loin, et je vous ai proposé d’autres thèmes : concept général de la Paix, pour lequel j’ai écrit un livre ; puis du général au particulier, l’Europe – je suis un européen ardent, et souvent désespéré par conséquent – qui piétine, et , dans l’ordre plus particulier encore, nous nous sommes arrêtés sur ce thème, que vous avez choisi, c’est-à-dire la Défense Européenne et ses ambiguïtés.
J’avais déjà évoqué ce thème là il y a 10 ans mais nous nous sommes dit tous les deux que 10 ans c’est loin, et que c’est bien de revenir sur ce sujet, et peut-être l’élargir sur celui de la Paix, au gré de vos questions que j’attends avec impatience.
Mon discours sur : La défense européenne et ses ambiguïtés – j’insiste beaucoup sur le terme « ambiguïtés » – ne sera pas le discours officiel, mais est-ce que le discours officiel est forcément le discours vrai ? Je n’en suis pas sûr depuis déjà longtemps ….. mais vous allez en juger par vous-même.
Je crois que, par rapport aux autres domaines de la construction européenne, celui de la Défense est sans doute le plus chaotique parce qu’il est marqué par deux éléments :
- Le poids exorbitant du partenaire américain depuis la fin de la 2ème guerre mondiale
- La position atypique de la France sur cette question de la Défense en particulier.
Il y a une constante cependant, concernant cette défense européenne, c’est l’hégémonie américaine. Elle est acceptée, hier comme aujourd’hui, et constitue un bon alibi pour les gouvernements européens pour modérer leurs efforts dans ce domaine.
Je vous propose, en Première partie, un espèce de constat assez critique, puis, en Deuxième partie, une synthèse un peu plus engagée sur l’avenir de cette Défense Européenne.
Ce constat, je vais le commencer brièvement car je parle devant des auditeurs avertis, mais je vais quand même retenir 3 ou 4 jalons parce que les problèmes de la Défense Européenne d’aujourd’hui ne viennent pas de nulle part et qu’on ne peut les comprendre qu’en remontant un peu dans l’histoire de cette construction européenne.
Tout de suite à la fin de la guerre, les Américains réembarquant leurs soldats, les Européens, tous seuls, comme des grands, ont fabriqué ce qu’on appelait l’ « Union de l’Europe Occidentale », qui était une alliance militaire. Le « coup de Prague » et le Blocus de Berlin ont, dès 1949, et à notre demande, fait revenir les Américains en Europe et l’OTAN – Organisation du Traité de l’Atlantique Nord- , a été créé lequel a immédiatement avalé l’Union Européenne Occidentale qui était encore dans les limbes et qui est devenue une Belle au bois dormant, et ne s’est jamais réveillée, puisqu’elle est morte aujourd’hui.
Le Premier jalon est le réarmement de l’ Allemagne. La question, pour nous, Européens, était : Comment allons-nous encadrer cette Allemagne, dont on avait des raisons de se méfier encore ? On a eu l’idée de la CED –Communauté Européenne de Défense -.Portée sur les fonds baptismaux par la France en 1954, et repoussée, la même année, par le Parlement français à l’occasion d’un vote assez extraordinaire où la collusion des gaullistes d’une part, des communistes de l’autre, et même de la moitié des socialistes, a permis de repousser un traité de ce qui n’était rien d’autre que la création d’une armée européenne, que nous avions, nous, Français, proposée. Cela veut dire que nous avons rejeté la perspective, dès le départ, d’un pilier européen dans l’Alliance, ce qui, pour moi, fut une erreur colossale. Je vous citerai seulement un passage d’un article que DE GAULLE écrivait dans le NEW-YORK TIMES, le 21/01/1954 : « Je garantis que l’armée européenne ne se fera pas. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir d’entreprendre contre elle, je travaillerai avec les Communistes pour lui barrer le route, je déclencherai une révolution contre elle, je préfèrerai encore m’associer aux Russes pour la stopper. Elle ne passera pas, je le répète, je ferai la révolution pour l’empêcher. » Je vous lirai, tout à l’heure, une autre citation de de Gaulle qui dit rigoureusement le contraire , mais les Grands Hommes ne sont pas à l’abri des contradictions.
Le Deuxième jalon est le retour au pouvoir du Général de GAULLE en 1966. La France sort de l’OTAN avec fracas, et on peut avoir deux lectures. Moi, j’étais un petit capitaine d’Etat Major dans un Corps d’Armée française en Allemagne qui était, à l’époque, complètement intégrée dans l’OTAN. Je peux vous dire que la décision de de GAULLE de « virer » de France, avec une extrême brutalité, tout ce qui pouvait y avoir d’alliés, à commencer par les Américains, d’enlever tous les camps, toutes les bases logistiques, aériennes, etc.., a été, on ne s’en souvient plus assez, une véritable catastrophe pour nos alliés car on les privait du territoire français, qui était véritablement la plaque tournante de la défense de l’Europe. De GAULLE a pris là des risques absolument incroyables et, Dieu soit loué, malgré cela, les Russes n’ont pas attaqué. La disparition de la menace soviétique rend la question aujourd’hui obsolète. Pour moi, le problème n’est plus du tout de réformer l’Alliance, mais, au contraire, de la dépasser, c’est-à-dire de s’en abstraire comme j’y reviendrai tout à l’heure.
Le Troisième jalon se situe en 1991, après la chute du mur de Berlin, et plus encore, l’implosion du monde soviétique et du Pacte de Varsovie, avec à la clé, une crise existentielle de l’OTAN. Cette crise est extraordinaire puisque l’OTAN, alliance strictement géographique et défensive, n’avait de raison d’être que par rapport à l’ennemi qui était en face, c’est-à-dire le Pacte de Varsovie qui, brusquement, disparaît. Lors d’un déjeuner, à l’époque, avec M. COLBY, un ancien patron de la CIA, il m’avait donné un article de presse intitulé : «L’OTAN a bien fait son boulot, il faut le dissoudre. » Je crois bien qu’il avait raison.
Ce n’est pas ce qui fut fait. La guerre yougoslave en 1992 est arrivée à point pour donner une seconde vie à l’OTAN, pour donner aux Américains des raisons pour prolonger l’OTAN en faisant totalement du hors zone par rapport à ce pourquoi elle avait été créée.
Le Quatrième jalon est l’année 1999 marquée, parmi beaucoup d’autres choses, par le Sommet de Washington, qui marquait le cinquantenaire de la création de l’OTAN, et par le Sommet européen de Cologne au cours duquel on a décidé de passer de 15 membres à 25 (nous sommes 27 aujourd’hui).Cette année 1999 a été marquée aussi par la création d’un embryon de Défense Européenne que les graphiques ci-après éclairent Les Européens se sont donné les missions ci-dessus, dites de Petersberg, du nom d’un petit village en Allemagne où elles avaient été cogitées. L’Europe se dotait de Missions que je qualifierai d’ « exotiques », car elles n’on rien à voir avec la défense de l’Europe, 4 stricto sensu. Des structures ont été créées et c’est au moins aussi important.
Ces structures, sur ce graphique à gauche l’OTAN, à droite l’Union Européenne, sont le décalque de celles de l’OTAN, avec une petite nuance au point de vue des effectifs : 60 pour l’OTAN, 1 pour l’UE. Voila l’ordre de grandeur. Dans le domaine du stratégique+opérationnel, en-dessous des deux barres, à gauche l’OTAN, avec un commandement américain et des subordonnés au Nord et au Sud qui dispose au total de 13000 hommes au niveau des Etats Majors. C’est beaucoup. De notre côté, de 1999 à maintenant, nous n’avons rien, ou plutôt nous avons un commandement « désigné » et un Etat Major inter-armée c’est-à-dire qu’on crée un Etat Major uniquement quand on a besoin de faire quelque chose, faute d’avoir des structures européennes permanentes.
Ce n’est pas simple. A chaque intervention : ex Congo belge, Centrafrique, Darfour, et, actuellement la piraterie dans le golfe persique, on fabrique quelque chose, faute d’avoir ces structures. Le Cinquième et dernier jalon est, depuis le début de l’année, l’application du Traité modificatif dit de Lisbonne. Ce texte, qui est un succédané du projet de Traité constitutionnel auquel avait travaillé M. GISCARD d’ ESTAING en tant que Président, est une espèce de traité de notes de bas de page, mais dans le domaine de la Défense, c’est mieux que rien. Ce Traité nous a quand même doté d’un Président permanent du Conseil Européen – Monsieur VAN ROMPUY, ancien Premier Ministre belge – renouvelable 2 ans, ce qui évitera le turn-over avec des présidents qui changeaient tous les 6 mois, et surtout il a crée, et c’est important, ce Haut Représentant de l’Europe pour la Politique Étrangère et pour la Politique de Défense. Ce Haut Représentant est actuellement Mme ASHTON, une britannique. Elle est également Vice Présidente de la Commission et Présidente de l’Agence. Je ne sais pas si elle va pouvoir assumer toutes ses responsabilités, mais je l’espère. Je ne suis pas complètement pessimiste mais pas non plus totalement optimiste. Ce qui est regrettable c’est que, dans le projet de M. GISCARD d’ESTAING, cette fonction s’appelait Ministre des Affaires Etrangères. Les Anglais ont refusé catégoriquement toute idée de donner un nom pareil à quelqu’un de Bruxelles. C’était totalement inconcevable pour eux. Dans ce même projet de Traité, il était prévu de doter l’Europe d’un drapeau, d’une devise, d’un hymne, etc…. Là encore les Anglais ont refusé que cela soit ECRIT dans le Traité, et ce n’est pas écrit – même si en pratique ça existe – et par conséquent cela a disparu du Traité. Les Anglais ne veulent pas entendre parler de tout ce qui pourrait ressembler à une personnalisation de l’Europe.
Je vais conclure sur ce constat, un peu engagé et non rigoureusement neutre, avec l’analyse de M. Nicolas BAVEREZ, que je considère comme un bon analyste dans beaucoup de domaines sans partager toutes ses opinions politiques, sur ce qu’il avait appelé : « le double mensonge qui fonde l’OTAN ».C’était assez fort comme propos. Il disait : « premièrement les USA donnent à croire qu’ils acceptent une authentique indépendance de l’Europe, alors qu’il n’en est rien, et, deuxièmement, les Européens affichent une volonté de Défense autonome sans s’en donner les moyens ». Autrement dit de beaux discours et pas de subsides et je suis tout à fait de cet avis.
Le croquis ci-dessous montre une comparaison récente – année 2008 – entre les USA et l’Europe. La population des USA est de 300 Millions, celle de l’Europe est de 492 Millions, et les PIB, en giga euros sont à peu près identiques : 12000 Milliards d’euros. Nous sommes donc une puissance économique à peu près identique.
En revanche le budget de Défense des USA est de 395 Mlds d’euros, non comprises les dépenses afférentes aux deux conflits qu’ils conduisent, alors que le nôtre est de 162 Mlds d’euros, soit un rapport de 21/2 contre 1 environ. On pourrait dire la même chose, et parfois pire en ce qui concerne les autres domaines, en particulier pour la Recherche et Développement – très important, car cela constitue des vues à long terme – où le rapport est de l’ordre de 6 contre 1. Les USA mettent donc 6 fois plus d’argent pour la Recherche et Développement que nous n’ en mettons nous-mêmes. Or la Recherche et Développement est duale, c’est-à-dire que tous les résultats de ces travaux ont des répercussions, à terme, dans le domaine civil, en particulier pour les communications : l’Internet d’aujourd’hui est une pure invention militaire américaine au départ. Une comparaison encore plus parlante : chaque américain, « du berceau à la tombe » donne 1200$ pour sa défense, alors qu’un européen en donne 400, soit 3 contre 1. Bien que nous soyons plus nombreux qu’eux nous donnons beaucoup moins qu’eux en matière de Défense. En plus, et c’est très important, ces chiffres ne reflètent pas le gaspillage incroyable qui résulte de la juxtaposition – et de l’existence en elle-même – de 27 budgets de Défense européens sans aucune coordination pratiquement, puisqu’aucun ne veut lâcher ce qu’il fabrique. Une mutualisation dans le domaine de la fabrication d’armement pourrait être organisée mais non, rien n’existe sauf l’exception aéronautique.
Certes, l’Europe n’a pas les mêmes ambitions géopolitiques, géostratégiques que les USA, ni la même philosophie concernant le rôle de la force dans la gestion des affaires du monde, mais, à puissance économique comparable, l’écart des capacités stratégiques entre eux et nous devient, au fil des ans, abyssal, car il augmente chaque année. C’est l’explication majeure à l’absence d’influence politique de l’Europe dans le monde même là où nos intérêts sont très directement engagés depuis le nuit des temps, comme au Moyen Orient par exemple. Ce sont les gouvernements européens qui sont responsables de cette situation et non les Américains.
J’ai déjà soulevé quelques ambiguïtés à propos de l’Europe, mais deux acteurs ont un comportement particulièrement ambigu pour ce qui concerne la Défense Européenne : le Royaume-Uni, d’une part, et les USA d’autre part.
En 1998, une grande rencontre, au niveau Présidentiel, a eu lieu à Saint-Malo, entre les Anglais et les Français. Elle a conduit à ce qu’on a appelé les Accords de Saint-Malo. Nous avons cru, alors, que le Royaume Uni allait finalement rejoindre le Continent, larguer ses amarres outre atlantique et devenir enfin un bon européen. Ce n’est pas vrai. Les Anglais ne pensent pas ça du tout. Depuis l’entrée de la Grande Bretagne dans l’Europe, en 1972,(on aurait bien fait, d’ailleurs, de ne pas la faire entrer, comme de GAULLE s’y opposait du reste ; il avait repoussé son entrée à deux reprises ), et jusqu’ en 1998, les Anglais ont toujours refusé toute implication des question de Défense dans le champ d’action de la Communauté Européenne. Lors du Traité d’Amsterdam, en 1997, les Anglais ont refusé toute idée d’intégrer l’UEO, la Belle au bois dormant dont je parlais tout à l’heure, dans les structures de l’EUROPE. Voilà pourquoi je considère que Saint-Malo n’est pas une conversion, mais un choix extrêmement pragmatique. D’ailleurs les Anglais sont toujours pragmatiques et ils ont raison. Ils ont voulu s’assurer le leadership dans le domaine de la Défense qui, à leurs yeux, et ils ont sans doute raison, restera très longtemps encore intergouvernemental et non pas communautaire. Comme ils ne veulent pas entendre parler du communautaire, quand il faut lâcher du lest , eh bien ils lâchent du lest dans la domaine de l’intergouvernemental, dont la Défense restera sans doute le dernier bastion. Les citations que je vous livrent, de personnages politiques anglais, sont claires, en particulier celle de M. Douglas ALEXANDER, Ministre chargé des Affaires Européennes sous le gouvernement de BLAIRE. En 2006, il disait : « je ne crois pas à l’identité politique de l’Europe. Je m’inquiète même de l’importance donnée aux symboles de l’Europe, son drapeau, son hymne, qui risquent d’accréditer l’idée d’une forte identité politique. » M. Gordon BROWN, l’actuel Premier Ministre disait, dans un article du Monde de Mars 2007, sous forme de point d’interrogation : « l’Union Européenne est-elle encore utile entre les Nations et le Monde globalisé ? » Mr BLAIR avait exactement la même conception de l’Europe et je suis content qu’il ne soit pas devenu le Président et que M . VAN RAMPUY lui ait été préféré. Je ne fais pas de procès, on ne fait pas de procès dans le domaine de la géopolitique, on fait des constats et je constate que nous ne ferons pas l’Europe de la Défense, pour l’instant, avec les Anglais et d’ailleurs nous ne ferons pas l’Europe tout court avec les Anglais, contrairement à ce qu’une certaine mode politique en France pourrait donner à penser. Cependant je ne dis pas qu’un jour les Anglais ne vireront pas de bord et ne deviendront pas des européens encore plus ardents que tous les autres, comme il en est de POLYEUCTE, par exemple, dans le théâtre classique, ce nouveau converti qui brise bien plus d’idoles par jour que tous les vrais croyants de toute leur vie. Les Anglais sont comme ça, on ne les changera pas et il ne faut pas qu’on les change parce qu’on a besoin d’eux comme ils sont. Ils sont d’un extrême pragmatisme qui les a conduit à décoloniser brutalement, sans s’inquiéter des conséquences, et sans s’engager dans des guerres inutiles comme celles que nous avons conduites, nous, en Algérie et en Indochine par exemple. Ne les transformons pas , par notre aveuglement, en cheval de Troie, qu’ils sont déjà, venant mettre le désordre dans l’Europe que nous essayons de construire si péniblement.
Les USA, aujourd’hui comme hier – et là aussi ce n’est qu’un constat – considèrent comme allant de soi leur contrôle stratégique de l’Europe, opinion renforcée encore aujourd’hui par leur vision plutôt tournée vers l’Asie, en particulier la Chine. Ils ont donc besoin que l’Europe ne leur pose pas de problème et qu’elle reste sous leur contrôle stratégique, d’une manière ou d’une autre. Quelques citations éclaireront cette attitude. Madame Condoleezza RICE, Ministre des Affaires Etrangères, Secrétaire d’Etat de Monsieur BUSH, disait en 2001, au moment où elle prenait son job (elle n’aurait peut-être pas dit ça un peu plus tard) : « Nous travaillons aujourd’hui, nous Américains, par l’intermédiaire de l’OTAN, à forger l’Europe pour laquelle nos grands pères et nos pères ont combattu dans deux guerres mondiales », ou encore « l’énorme travail qui reste à faire pour construire l’Europe que nous voulons, nous, Américains. » Autrement dit : restez calmes, vous , Européens, on sait faire, on est déjà venu deux fois à cause de vos guerres civiles, donc on va continuer. Dans son livre « Le grand échiquier », (si vous ne l’avez pas lu, lisez-le), BRESINSKI, un grand conseiller en Amérique, dit : «La colonne vertébrale de la sécurité européenne devra s’étendre de la France à l’Ukraine car l’Europe est la tête de pont de la démocratie », c’est-à-dire l’Europe est la tête de pont de notre Démocratie américaine. C’est une vision centrée sur les USA dont il ne faut pas s’étonner. Il faut le savoir, tout simplement. Un peu plus loin, il disait : « si les liens transatlantiques, entre l’Amérique et l’Europe, se distendaient, s’en serait fini de la suprématie de l’Amérique en Europe. » On pourrait penser que l’arrivée de Monsieur OBAMA va changer cela. Certes il va y avoir des changements intérieurs considérables, notamment avec les 30 millions de personnes qui pourront accéder aux soins, sans faire la queue. Dans la politique extérieure aussi il y aura des changements, Monsieur OBAMA montrera certainement plus d’écoute vis-à-vis de ses alliés, moins d’arrogance que Monsieur BUSH, mais en même temps beaucoup plus d’exigence ; il nous sera alors plus difficile de refuser ce qui nous sera demandé. Il faut savoir que la politique étrangère d’un aussi grand vaisseau que les USA, où l’Exécutif et le Législatif sont infiniment plus équilibrés que chez nous, est dotée de plus d’un type de gouvernance. Néanmoins, à la manière des grands vaisseaux dont on dit qu’ils ont du mal à virer sur leur erre, le grand vaisseau Américain ne changera pas de politique étrangère comme ça, comme il en irait du Lichtenstein ou du Luxembourg. Et je suis convaincu que Monsieur OBAMA continuera de se servir de l’OTAN comme ses prédécesseurs, pour servir les intérêts américains, pour élargir encore l’OTAN à l’Est – ce que je trouve épouvantable – contre les intérêts européens ; qu’il voudra faire de l’OTAN une espèce d’ONU bis, c’est-à-dire sortant complètement de son rôle strictement militaire et faisant tout, partout ; qu’il s’opposera, intelligemment sans doute, à l’indépendance stratégique de l’Europe via les Anglais aujourd’hui, et les Turcs demain , si on faisait la bêtise de les intégrer dans l’Europe ; que Monsieur OBAMA est tout simplement le Président des USA et qu’il défendra les intérêts des Etats-Unis, comme c’est son devoir. Il ne démontera donc pas les bases américaines permanentes installées en Roumanie, au Kosovo, en Bulgarie et qui constituent les avant-postes des USA pour sa politique en Asie Centrale. Monsieur OBAMA n’est pas un révolutionnaire, il est plutôt dans l’esprit d’un EISENHOWER qui n’était pas un conservateur obtus. Lorsqu’il a quitté les affaires, il a fait une Adresse à la Nation condamnant le complexe militaro-industriel en disant : « méfiez-vous de ces types-là, ils vont emmener les USA à la catastrophe. »De ses Mémoires j’ai tiré cette phrase, que Monsieur OBAMA pourrait prendre à son compte : « Il n’y a qu’une manière d’aborder n’importe quel problème international : les ETATS-UNIS D’ABORD. » L’Amiral DOWAY, héros américain qui a, entre autres choses, coulé ce qui restait de la flotte espagnole dans la Baie de manille en 1884, disait : « Mon pays avant tout, qu’il ait tort ou raison. » CHARLEMAGNE, NAPOLEON, de GAULLE ont fait la même chose.
Ma DEUXIEME PARTIE est une synthèse un peu plus engagée.
La Politique Européenne de Défense s’appelle maintenant la Politique de Sécurité et de Défense Commune ; c’est le nouvel acronyme qu’a retenu le Traité de Lisbonne. Je vous ai dit que :
- Premièrement, les missions étaient devenues « exotiques », c’est-à-dire tout sauf véritablement la défense collective du territoire de l’Europe.
- Deuxièmement, il n’y a pas de commandement opérationnel.
- Troisièmement, il n’y a pas de Forces Armées, seulement une sorte de réservoir de 60000 hommes, avec un peu de marine et d’aviation on arrondit à 100000, dans lequel on est sensé piquer lorsqu’on a besoin d’envoyer des gens au Darfour, au Congo, etc…
La Défense Européenne c’est donc 100000 hommes, face aux 2 Millions d’hommes sous les drapeaux en Europe, soit 5 % du total des Forces Armées sous les armes aujourd’hui. Autrement dit, compte tenu également de l’extrême modestie des missions, et des moyens, que nous nous sommes donnés, la Défense Européenne n’a strictement rien à voir avec la Défense de l’Europe, laquelle incombe à l’OTAN, c’est-à-dire à son contributeur principal : les Etats-Unis, au moins pour les 21 membres de l’Europe qui sont également membres de l’OTAN. Circonstance aggravante, cette espèce de concept dont on nous rebat les oreilles sur la nécessité de la complémentarité entre l’OTAN d’une part, et la Politique Européenne de Défense d’autre part. Nous devrions considérer cela comme un postulat, dont il faudrait se féliciter. Chacun doit jouer son rôle, sa partition, sans duplication inutile, disent les Américains, à savoir : à l’OTAN, la Défense, au sens large, et à l’Europe les missions exotiques dites de Petersberg.
Je considère ce dogme extrêmement dangereux car il repousse, sans aucun doute possible, l’objectif de la Défense Commune de l’Europe c’est-à-dire de l’indépendance stratégique de l’Europe qui est pourtant inscrite dans les textes , y compris le Traité de Lisbonne, laquelle indépendance stratégique est la condition première de l’indépendance politique tout court. Mais comment peut-on revendiquer, nous, Européens, une indépendance politique si nous ne nous donnons pas les moyens d’une indépendance stratégique ? Tous les Chefs des gouvernements européens se disent : pourquoi devrions-nous nous donner les moyens – de l’argent – d’assurer notre propre destin puisque l’OTAN, c’est-à-dire les Américains, principal contributeur, est chargé de cette responsabilité là ? Pourquoi dépenser plus que ce qui est strictement nécessaire pour envoyer 3000 hommes au Darfour, puisque nous avons l’OTAN qui s’occupe de notre défense ?
C’est ainsi que 500 Millions d’Européens dépendent, pour leur défense, leur sécurité, de 300 Millions d’Américains – et de Canadiens pour faire bonne mesure.
La question que je pose est : est-ce que ce que je viens de dire est politiquement acceptable, pour des Gouvernants qui seraient véritablement des responsables ? Est-ce que ce n’est pas littéralement scandaleux de faire dépendre le destin de 500 Millions d’Européens de la bonne volonté de 300 Millions d’Américains ? Le problème ne se pose pas autrement. Vous allez me dire que vous comprenez, mais que durant les 45 ans de guerre froide on s’est très bien accommodé de ça, que ce sont les Américains qui nous ont libérés, qui nous ont défendus, qui ont construit l’outil de la guerre froide et qui ont conduit les Russes à arrêter. Certes, mais je vous dirais que ce sont d’autres temps ; l’Europe est sortie de la 2ème guerre mondiale totalement exsangue, et les Américains, au point de vue économique, en ont largement profité. Or, aujourd’hui c’est terminé. Nous avons 12000 Mlds de PIB, comme eux ; nous sommes aussi riches qu’eux. Pourquoi faudrait-il que nous continuions de dépendre d’eux ? A l’époque de la guerre et de la guerre froide, nos intérêts étaient les mêmes puisqu’il s’agissait d’empêcher l’Union Soviétique de venir « faire boire leurs tanks », si j’ose la métaphore, à La Rochelle. Mais maintenant nos intérêts et les leurs ne cessent de diverger et, par conséquent, ce concept de défense commune est vicié à la base. J’ajouterai que les conceptions des Européens d’une part, et des Américains d’autre part, sur la gouvernance mondiale en particulier, me paraissent de plus en plus incompatibles. Nous, Européens, à mon avis, nous ne pouvons plus accepter ce mythe, qui s’étale dans tous les journaux, de l’Amérique : la nation « nécessaire » c’est-à-dire celle qui a la mission divine d’apporter dans le monde la liberté, la démocratie, et les valeurs humanistes. Je considère, moi, que ce mythe Wilsonnien continue à être porté par OBAMA comme par ses prédécesseurs, et dès son discours d’investiture, il disait : « Nous sommes prêts à être encore une fois ceux qui montrent la voie dans le monde » Mais quelle voie ? La conception des Etats-Unis de l’emploi de la force dans le règlement des affaires du monde me parait, par exemple, pour nous, Européens, complètement inacceptable. Je ne dirais pas que les Américains sont des brutes, parce que je connais bien l’armée américaine, mais ils disposent d’une puissance militaire, sans précèdent dans le monde, et qui n’est pas du tout en voie de se rétracter, tellement formidable qu’ils ne savent pas ne pas l’utiliser à l’excès. Je dirais de Dresde à Hiroshima, jusqu’à l’Afghanistan, pour ne pas remonter aux Indiens, il en fut ainsi. Quand les Américains veulent faire la percée d’Avranches pour la Division PATTON, ils font un tapis de bombes sur 15 km de large en tuant 30000 Normands. Ce n’est pas un procès, simplement, quand on dispose d’une telle force militaire, on ne peut pas ne pas l’employer. En Afghanistan – c’est une prophétie – les Américains vont perdre, hélas !, parce qu’ils sont rejetés et le seront toujours davantage par une population dont ils prétendent gagner le cœur. Ils perdront, non pas parce qu’ils sont moins humains qu’un soldat allemand ou français, mais parce qu’ils sont dressés comme ça ; ils n’ont d’ailleurs plus rien d’humain avec l’équipement qui fait disparaître le bonhomme derrière tous les machins et les trucs qui les « habillent ». Je dirais que c’est leur culture militaire qui les rend inaptes à cette stratégie du cœur et qui fera que cette guerre se terminera mal pour eux, et donc pour nous aussi puisqu’on y est avec eux. C’est pourquoi je considère que notre participation à cette guerre est une grave erreur. Nous, les Français et tous les autres, quel que soit le boulot extraordinaire qui sera fait par eux dans leur coin, cela n’aura aucun poids sur le résultat final qui dépend totalement du leader de la coalition, c’est-à-dire les Etats-Unis. Je vous lirai tout à l’heure quelques extraits d’une lettre d’un capitaine qui revient d’Afghanistan, dont je tairai le nom pour qu’il n’aie pas d’ennuis, mais qui est assez significative. Enfin, je dirai que les intérêts des Américains et les nôtres divergent, surtout, et de plus en plus, sur la manière de traiter avec la Russie. La manière de voir des Etats-Unis est totalement différente de la nôtre en ce qui concerne l’Asie Centrale, les ex-républiques soviétiques musulmanes, la Chine, et surtout le Grand Moyen-Orient. Le grand BRODEL, dont je suis en train de relire son : « Identité de la France », qui a beaucoup parlé de la Méditerranée, doit se retourner dans sa tombe, « Mare nostrum » disaient les Latins, eh bien les Américains se sont institués les arbitres exclusifs des problèmes du Moyen-Orient alors qu’ils en sont en même temps les acteurs directs, aux côtés d’Israël. Comment peut-on à la fois être le soutien absolu d’Israël et se décréter l’arbitre du conflit ? C’est aberrant !
Encore une fois, pour moi, il me parait irresponsable de demander aux Etats-Unis des engagements majeurs qu’ils seraient incapables de tenir vis-à-vis de l’Europe, quoiqu’ils en disent, et encore plus irresponsable, et même indigne des Gouvernements Européens, d’attendre d’autrui, à savoir les Etats-Unis, ce qu’on pourrait assumer soi-même avec 12000 Mlds d’euros de PIB, si toutefois nous en avions le courage politique, c’est-à-dire celui d’assumer notre propre destin.
Je suis sans doute un peu hérétique sur cette divergence grandissante entre les Etats-Unis et nous induisant cette impossibilité d’avoir une défense commune à travers l’OTAN. Néanmoins, outre Messieurs Alain MINC et GISCARD d’ESTAING qui ont écrit en ce sens il n’y a pas très longtemps, il existe 2 ou 3 témoins américains sur ce sujet, dont Robert KAGAN qui a écrit : « La puissance et la faiblesse », en 2003, dont la 1ère phrase est : « Il est temps de cesser de faire comme si Europe et Etats-Unis partageaient la même vision du monde ou même s’ils vivaient sur une même planète ». Patrice Higonet, professeur d’Histoire Française à Harvard, francophone et francophile, écrivait dans Le Monde du 3/11/2004 : « Nous sommes en train de vivre un grand tournant dans l’histoire de ce vieux couple – Etats-Unis / Europe – ; un divorce aujourd’hui me parait inévitable ». Et puis j’ai relevé tout récemment, dans Le Monde du 5/11/2009, un article qui évoque une étude récente d’un grand think tank américain, sous la signature de messieurs CHAPIREAU et WHITNEY, cette phrase : « Les Européens entretiennent avec les Etats-Unis une relation infantile et fétichiste, nourrie d’illusions dont la première est celle que les intérêts des Américains et des Européens sont fondamentalement les mêmes, et la deuxième est l’illusion selon laquelle la sécurité de l’Europe dépend encore de la protection américaine. » Les Gouvernants de l’Europe, y compris le nôtre qui vient de nous faire rentrer dans l’OTAN, devraient lire le journal de temps en temps !
La logique, qui me semble primaire, de mon propos c’est que l’OTAN, qui fut une organisation militaire très intégrée, et dont nous devons nous féliciter parce que nous avons gagné la guerre froide sans tirer un coup de fusil, n’est plus ce qu’il nous faut aujourd’hui pour la défense de l’Europe. L’OTAN est devenue, au contraire, un leurre pour les Européens qui attendent des Etats-Unis, ou font semblant d’attendre des Etats-Unis, la garantie que ceux-ci ne peuvent plus leur donner. C’est pourquoi je suis très inquiet du tropisme atlantiste ambiant de cette illusion d’une communauté fusionnelle Etats-Unis/Europe, qui semble partagé par le Président de la République, le Ministre des Affaires Etrangères, et le Secrétaire d’Etat aux Affaires Européennes, et que je considère que le retour de la France dans l’OTAN est un contresens politique, dont je me suis, avec d’autres,expliqué plusieurs fois, vainement bien sûr. La question aujourd’hui n’est pas de savoir si on aura plus d’influence dans l’OTAN qu’en dehors de l’OTAN, mais de savoir quel est le meilleur chemin vers une indépendance stratégique de l’Europe, laquelle ne passe pas quand même par la dépendance vis-à-vis de l’Amérique, même si Monsieur SARKOZY a dit : « il est hors de question de rentrer dans l’OTAN sans contreparties tangibles, concernant des progrès significatifs pour la Défense européenne ». Je les attends toujours. Est-ce qu’en Juin 2012 nous aurons une OTAN qui cessera de vouloir, sous l’influence américaine, être une ONU bis ? Est-ce que nous aurons, dans cette OTAN, que nous venons de réintégrer, un véritable pilier européen et non pas un pilier nord-américain et 26 colonnettes européennes, ce qui nous enlève toute voix au chapitre, évidemment ? Est-ce que nous aurons un Poste de Commandement opérationnel digne de ce nom pour conduire les opérations, et puis, enfin, est-ce que nous aurons affirmé que nous sommes prêts à assumer notre propre défense, même sans les Américains, s’il advenait que eux ne soient pas prêts de l’assumer eux-mêmes au sein de l’OTAN ?
Je souhaiterais, moi, que la France reste à la pointe de ce combat pour l’indépendance stratégique de l’Europe et qu’elle le dise haut et fort mais, hélas ! je ne suis pas sûr que ce soit le chemin qu’elle est en train de prendre.
Dans une note du 17 Juillet 1961, le Général de GAULLE écrivait : « On parle de l’unité de l’Europe, mais il ne peut y avoir de personnalité de l’Europe si l’Europe n’a pas sa personnalité au point de vue de la Défense. La Défense est toujours à la base de la politique. Quand on ne peut pas se défendre, ou bien on est conquis par certains, ou bien on est protégé par d’autres. Il faut que l’Europe ait sa personnalité donc sa propre Défense- cela veut dire qu’il lui faut une Direction, un Plan et des Moyens qui soient les siens. Il y a l’OTAN. Qu’est-ce que l’OTAN ? C’est la somme des Américains, de l’Europe et de quelques accessoires, mais ce n’est pas la défense de l’Europe par l’Europe. C’est la défense de l’Europe par les Américains. » Exactement le contraire de ce qu’il disait en 1954 ! Je ne suis pas gaulliste, parce qu’on ne peut pas être gaulliste en ayant fait la guerre 5 ans en Algérie, et avoir vu comment cette guerre s’est lamentablement terminée. Mais quand je lis ça, je me redéfinirais volontiers comme un gaulliste-européen, ce qui n’est pas la même chose qu’un gaulliste nationaliste.
D.LEROY : Merci pour la chaleur et la passion de cet exposé. Il y a, je crois, beaucoup de questions…
Question 1 :
Merci pour votre exposé. C’est passionnant, vous nous faites entrer dans le cœur de la Défense. Je suis pour l’entrée de la Turquie dans l’Europe, de manière très intuitive, pas comme vous qui avez une vision très large. Pourtant vous êtes contre l’entrée de la Turquie. C’est une entité importante – 80 millions de personnes par rapport à la France, à l’Allemagne. Qu’est-ce qui vous fait dire non ? je ne pense pas que ce soit la religion, après vous avoir écouté, et l’éloignement de l’Europe n’est pas non plus la raison cruciale. Finalement s’élargir à 43, pourquoi pas ? Quelle limite faudrait-il prendre ?
Question 2 :
Je voudrais dire pourquoi je suis CONTRE l’entrée de la Turquie. Rappelez vous du temps des Colonels en Grèce. On a évincé la Grèce, on était 18 au Conseil de l’Europe, on est passé à 17, mais la Turquie est restée dans le Conseil de l’Europe. La raison pour laquelle le Conseil de l’Europe existe c’est le RESPECT DES DROITS DE L’HOMME. Or quel était, à l’époque, en sus de la Grèce, le pays qui ne respectait pas non plus les Droits de l’Homme : la Turquie. Regardez comment a été résolue la question cypriote, et ce qu’il en est aujourd’hui.
Général COT :
A partir du moment où un Etat ne respecte pas les Droits de l’Homme, il n’a pas sa place au Conseil de l’Europe et il ne devrait pas avoir sa place au sein de l’U.E. Les Turcs ne respectent pas les Droits de l’Homme, et je ne suis pas sûr qu’ils veuillent les respecter, ce qui se passe à Chypre est significatif, et la Turquie a réussi à diviser de façon pérenne Chypre. C’est un scandale . Or le respect des Droits de l’Homme est fondamental.Si je suis prêt à défendre la Grèce contre la Turquie au sein de l’U.E, malgré tous les problèmes qui existent et qui ne sont pas résolus, c’est parce que, eux, sont capables de dire le mot de CAMBRONNE à la Turquie.
L’entrée de la Turquie dans l’Europe est une affaire terriblement compliquée, et controversée – il y a au moins 3 ou 4 colloques, par semaine, sur Internet sur cette question – et je respecte ceux qui ne partagent pas mes idées. On ne peut y apporter de réponse que selon un certain nombre de convictions que l’on a et la réponse varie donc en fonction de ces convictions.Pour ma part, je vois l’Europe comme de GAULLE voyait la France, c’est-à-dire comme un être potentiel, quelque chose qui a une enveloppe charnelle, une peau à laquelle il faut des limites. Mais, et toute la question est là, où placer ces limites pour que l’Europe que je vois reste l’Europe, avec une certaine unité de civilisation, etc.. ., etc…, alors que d’autres voient l’adhésion à l’Europe conditionnée par le simple respect des critères de Maestricht, d’Amsterdam, de Rome ou de Lisbonne. L’Europe serait alors un Club où il suffit de remplir des critères : respect des Droits de l’Homme, règles économiques, etc…pour être membre. Pourquoi, dès lors, ne pas faire entrer la Nouvelle-Zélande et l’Australie ?
J’ai eu 2 étudiants turcs à Reims, en DES, et très souvent , la question de l’adhésion de la Turquie a été évoquée. J’avançais l’argumentaire suivant pour justifier mon refus : nous, nous avons fait l’Union Européenne, les Africains, difficilement, sont en train de faire une espèce d’Union Africaine, or, en revanche, dans ce vaste chaos qu’est le Proche et le Moyen Orient, il n’y a rien, d’où les drames qui ne datent pas d’hier, ça date depuis les croisades. Qui voyez-vous, dans ce vaste chaos, quel Etat peut émerger comme capable de fédérer un jour cette région pour en faire quelque chose qui ressemblerait à une union moyenne orientale ? Moi, je ne vois que la Turquie, compte tenu de son passé, compte tenu de ce qu’elle n’est pas arabe, mais de ce qu’elle est musulmane. Je ne vois même que la Turquie pour régler définitivement le problème de ce kyste de la présence d’Israël dans ce Moyen Orient. Si nous, Européens, nous enlevons la Turquie de cette région géostratégique pour la raccrocher, à la marge, à l’Europe, nous allons enlever à ce Moyen Orient toute chance de se fédérer un jour autour d’un Etat fédérateur capable de créer quelque chose qui ressemblera à l’U.E. Mon propos n’est donc pas contre la Turquie, mais, bien au contraire, il porte l’espoir que cette partie du Monde, qui reste encore extrêmement problématique puisse enfin un jour se fédérer. C’est d’ailleurs un peu le tournant qu’ils sont en train de prendre, en se posant comme médiateur, et en se rapprochant de tous leurs voisins. La Turquie est un énorme pays : sur les 6 anciennes Républiques musulmanes soviétiques, 5 sont turcophones, les liens avec l’Iran remontent à la nuit des temps, qui a mieux à faire qu’à intégrer l’Europe. Je ne rejette pas la Turquie, je veux qu’elle fasse mieux. C’est un message d’optimisme.
Question 3 :
J’ai, je pense, très bien suivi ce que vous avez dit, mais il reste une question : La Défense, pour quoi ?
Général COT :
C’est la bonne question. Le bon militaire est celui qui se dit : Quelle chance ! Je vis dans un temps où je ne vois aucune guerre à l’horizon. Le mauvais militaire est celui qui dit : Il n’y a plus rien à gratter dans ce Monde, on ne peut plus s’étriper nulle part. Bien entendu, je me réjouis que, aujourd’hui, je ne vois pas le début du début de je ne sais quel grand méchant loup qui voudrait venir envahir l’Europe. Mais quand vous regardez tous les drames auxquels nous avons pu, nous, Européens, être confrontés depuis la nuit des temps , la plupart d’entre eux, on ne les a jamais vu venir. Je ne parle pas d’ATTILA ni de GENGIS KHAN, mais en 1938, à Munich, on était encore convaincus que HITLER n’était pas un si mauvais type que ça, et qu’il ne bougerait pas. Le travail, pas seulement d’un militaire, mais d’un homme politique n’est pas de parier sur le beau temps mais d’espérer le beau temps perpétuel, sans tout miser sur ce beau temps perpétuel, parce que les choses du Monde évoluent parfois avec une telle brutalité qu’il est nécessaire d’être en mesure de s’opposer à des menaces stricto sensu ou même à des risques dont on est bien incapables de les définir aujourd’hui. Il y a beaucoup de risques de ce type.
Sans parler des terroristes, il y a tous ces continents affamés – dans le temps on parlait du péril Chinois – et ces gens qui viennent vers les pays « riches ». Eh bien, si nous ne sommes pas capables, nous, les riches, de nous occuper des pauvres, de nous occuper de la santé de la planète, en tant qu’écologie, je ne sais pas dans quel drame nous allons nous trouver, sinon nous, mais du moins nos enfants ou petits-enfants. Je pense que le fait de se constituer en une unité de 500 millions d’Européens, qui auraient des vues communes sur la perspective des choses de ce Monde, serait sans doute le bon moyen de faire face à des menaces que je suis incapable, aujourd’hui, de définir avec exactitude.
Nous avons tous des globules blancs et tout un réseau lymphatique qui fabrique sans arrêt ces globules blancs si utiles pour lutter contre les microbes et les maladies. Quand il n’y a pas de maladie on les garde quand même, c’est plus raisonnable, c’est le « principe de précaution ». Je suis pour le maintien des « globules blancs » et toute la question aujourd’hui est de diffuser cette nécessité de prévoyance. Je suis Vice Président d’une association qui s’appelle : « civisme, défense, armée, nation» dont le but est de dire que nous ne sommes pas des Cassandre, mais que ce Monde n’est pas sûr, et, nous en sommes certains, que ce n’est pas la France, toute seule, l’Allemagne, toute seule, ou l’Espagne qui peuvent faire face à ce qui peut nous arriver. C’est ensemble que nous devons y réfléchir et nous organiser. La menace peut revêtir divers aspects , autres que les conflits stricto sensu. Ce peut être le tsunami d’Asie, le drame d’Haïti ou autre chose. Pour le Tsunami, nous avons été incapables, nous, les Européens, de nous engager communément et d’envoyer la brigade ou la Division humanitaire dont on parle depuis 20 ans. En Haïti nous avons été infoutus d’engager une force européenne rapide. Tout ça se tient. Il n’y a plus aujourd’hui, s’agissant des risques et des menaces, aucune frontière entre ce qu’on appelait jadis la Défense Civile, ou les risques intérieurs, les risques des grandes catastrophes, et la Défense avec des menaces précises. Nous devons concevoir des défenses, ou plutôt des appareils de sécurité capables de faire face à des tas de choses dont on n’imagine pas aujourd’hui ce qu’elles pourront être demain ou après-demain. Ne croyons pas que c’est en baissant totalement nos gardes à nous, Européens, que nous nous servions le mieux.
Question 4 :
Vous avez qualifié les Structures permanentes de « bricolage ». Je pense qu’au niveau de la gouvernance on ne peut pas avoir des choses claires : la complexité appelle des structures complexes, mais l’un n’empêche pas l’autre, les structures peuvent être permanentes.
Je crois que la Présidence tournante n’était pas une si mauvaise chose dans la mesure où chacun représente un courant démocratique qui pourra justement, un jour, amener toutes les composantes à vouloir un système fédératif , que je souhaite.
Vous avez évoqué KAGAN qui défend plutôt la force que la norme, or l’Europe c’est la Norme : donner à la France, à l’ONU, tout son poids, sa philosophie pour faire passer le Droit avant. Vous avez dit également que la Défense est à la base de la Politique ; KLOVITZ disait que la guerre est la prolongation de la politique par une autre manière. Vous étendez la Défense à des aspects écologiques, et vous avez raison. Mais quelle est la philosophie qui est derrière ? Quelle est votre philosophie de base ? Est-ce que la guerre est la prolongation de la politique par d’autres moyens ou pas ? La guerre n’est pas une fatalité mais un mode aberrant de réduction des tensions inévitables voire nécessaires
Général COT :
Je suis un militaire pacifiste, et même du genre antimilitariste ! Je crois que le vrai objectif de l’Humanité c’est la paix. Je suis un anti-Klovitzien car l’Humanité c’est fait beaucoup de mal en érigeant cet adage : « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens », comme une vérité intangible. Je crois justement que la guerre n’est pas le prolongement de la politique. La vraie politique, digne de ce nom, ne devrait justement pas considérer la guerre comme un outil parmi d’autres pour atteindre des buts politiques, donc je suis contre KLOVITZ. Je suis plutôt pour les grands stratèges chinois de l’Antiquité qui considéraient qu’on pouvait très bien , si on est intelligent, si on le veut, gagner les choses sans faire la guerre. Je suis convaincu du Progrès, je suis convaincu que l’Humanité peut s’élever vers l’absolu, appelé le « Point Oméga », qui est un point théologique, mais qu’elle peut également se casser la « gueule ». Un jour on a demandé à THEILLARD de CHARDIN : « vous nous dites que l’Humanité monte vers le point Oméga, tout est parfait, mais comment mettez-vous HITLER dans votre construction optimiste ? »Il avait répondu : « vous savez, c’est comme en montagne, plus on s’élève, quand on se casse la gueule, on tombe de très haut ». Je suis, comme lui, un optimiste raisonné et, justement, parce qu’on peut se casser la gueule, il faut s’imprégner de se risque.
Question 5 :
Je pense quand même qu’il y a un manque de moyens. L’effort de guerre, de défense mobilise des sommes extraordinairement élevées, et que nous entrons dans des périodes où cet effort de défense va être de plus en plus contesté. En France, nous n’avons qu’un seul porte-avions nucléaire et il n’y en aura pas un deuxième, nous sommes donc déjà dans ce schéma là. Une partie de la prospérité de l’Allemagne vient du fait qu’elle s’est désarmée, et a consacré peu d’efforts dans ce domaine.
Donc, problème de moyens et plus largement il n’y pas de perspective prospective. Les guerres du futur ne se passeront pas en Europe. On le sait très bien. Ce sera la guerre de l’eau ou celle des matières premières, ou encore la montée incroyable de la Chine. Qu’est-ce qu’une Défense européenne dans un contexte qui se mondialise et qui se déplace fondamentalement vers les théâtres du Moyen Orient et de l’Extrême Orient ? En outre, je dirai que l’Amérique n’est pas dans une situation meilleure, et en plus, elle est dans une phase de contradiction profonde. Je trouve que votre raisonnement manque, du moins pour l’Europe, de moyens géostratégiques.
Général COT :
Par bonheur, et jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de menaces directes qui visent le territoire de l’Europe, mais nous pourrions avoir une autre ambition que celle que nous avons aujourd’hui, nous, Européens, et nous pourrions considérer, à l’expérience de toutes les guerres civiles que nous nous sommes livrés depuis toujours, que nous pouvons apporter au Monde beaucoup plus et mieux que nous ne le faisons.
Nous pourrions apporter notre expérience humaniste, et, aussi, militaire si nécessaire, dans tous les drames que vit le Monde actuellement. Je suis convaincu, pour l’avoir expérimenté avec des jeunes, que ce concept là, que j’appelle « Europe, puissance sage » c’est-à-dire capable d’apporter dans le Monde le fruit de ses expériences personnelles, y compris d’ailleurs celle de l’amitié franco-allemande retrouvée, nous donnerait beaucoup plus de poids et nous permettrait d’agir avec une toute autre philosophie, de tous autres outils, de toute autre manière que ne le font les USA. Mais l’objection à cela va être aussitôt : il y a 3 millions de chômeurs et les fonds manquent.
C’est vrai, mais la France n’est pas le pays qui a le plus sabré dans ses moyens financiers de défense, même si elle a quand même pratiqué de sacrées coupes sombres, dont la dernière est en cours d’application. Nos actions dans le Monde, et dans toutes les hypothèses qu’on peut imaginer, ne demanderont plus des outils aussi sophistiqués, et par conséquent aussi chers, que ceux dont nous avions besoin, contre les Russes par exemple. Nous sommes en train de vivre une transition entre le matériel militaire hyper sophistiqué, comme le char Leclerc, le porte-avions nucléaire, l’avion Rafale, etc…, et un autre type d’équipement qui ne sera plus nécessairement aussi exigeant pour aller rétablir l’ordre au fin fond de l’Afrique ou du Moyen Orient. Je pense qu’il y a une sorte de synthèse à faire entre la volonté d’agir pour le Bien dans le Monde et les moyens qui, pour y parvenir, ne sont plus tout à fait aussi chers qu’ils étaient pour se battre contre les Soviétiques. Vous avez raison, j’aurais dû le dire mieux car je crois très fort à ce rôle de l’Europe dans le Monde. Mais nous n’aurons pas ce rôle si nous ne sommes pas plus unis que nous le sommes et si nous n’avons pas des outils communs, y compris, d’ailleurs, des outils d’intervention humanitaire immédiats. J’ai la faiblesse de croire, au-delà de tous les problèmes domestiques que nous avons, que cet espèce de grand dessein de cette « Europe sage » pourrait accrocher une jeunesse souvent déboussolée et terriblement individualiste aujourd’hui.
Question 6 :
Je vous ai écouté avec grand plaisir car je partage beaucoup de vos points de vue. En vous écoutant, je pensais souvent à Paul VALERY. Dans « Regards sur le Monde », il avait écrit, avant la 2ème guerre mondiale, « l’Europe aspire à être dirigée par une commission américaine ». Votre démonstration sur la volonté des Américains de dominer l’Europe est parfaite, c’est leur stratégie. Le problème de l’Europe vient des élites dirigeantes ; elles n’ont pas d’ambition européenne, elles ont des ambitions de protection. Les forces politiques françaises sont atlantistes de façon évidente, quelles que soient leurs déclarations. Pour construire l’Europe, il faut avoir une ambition européenne, qui présuppose une séparation avec les USA, et qui exige une Défense. Cette Défense peut être adaptée à une guerre plus moderne, à une guerre asymétrique, etc… c’est vrai. Mais pour cela, il faudrait que les dirigeants français soient convaincus de la chose. J’ai rencontré un futur présidentiable, socialiste, qui considérait que la Russie n’était pas l’Europe, mais « De GAULLE parlait de l’Europe allant de l’Oural à l’Atlantique » lui ai-je dit. Il m’a regardé comme si je sortais des temps anciens et a dit : « j’ai voulu dire que sont européens les gens qui participent à une élection européenne. » « La Suisse n’est donc pas en Europe d’après vous ? » Ce dialogue illustre le gros problème de l’Europe, repliée sur elle-même et non perçue comme une entité capable de jouer un rôle important, et sans moyens pour le réaliser.
On parle beaucoup aussi de l’Extrême Orient. J’ai fait partie de la 1ère délégation qui a été en Chine en 1965. On s’est rendu compte des cartes qu’il y avait à jouer, et on les a abandonnées. Il faut être à la hauteur de ses ambitions, les ambitions passent par les élites et les élites doivent être convaincues.
Général COT :
Connaissez-vous les paramètres de l’Eurobaromètre ? Si vous consultez les eurobaromètres, vous constatez que les Européens en tant que tels sont bien plus ardents pour l’Europe que ne le sont leurs Gouvernements. A toutes les questions comme :
Etes-vous pour une armée européenne ? Pour un siège unique de représentant permanent au Conseil de Sécurité ? La réponse est OUI.
Ce que vous dites est capital : ce ne sont pas les citoyens de l’Europe qui mettent des bâtons dans les roues, ce sont les gens qui nous gouvernent. Le slogan, de beaucoup de Pays européens, sur « l’Europe qui protège », est désolant. Moi, je ne veux pas d’une Europe qui protège, je veux d’une Europe qui rayonne. Chirac, à la fin de son « règne » avait dit, dans une conversation privée : « aujourd’hui les visionnaires sont fatigués ». Ils ne sont pas fatigués, il n’y en a plus. Trouvez-moi des : MONNET, De GASPERI, SCHUMAN, Paul Henri SPAAK. Des gens qui portent l’Europe dans leur cœur et dans leur âme n’existent pas. Il n’y a que des gens qui veulent se protéger et même faire renaître le nationalisme en se servant pour ça de l’Europe, voire en y semant le désordre.
Question 7 :
Je me pose des questions sur l’adéquation entre l’ambition de l’armée, son utilité, et l’armement (porte-avions, Rafale…) face aux missions qu’on s’est données, notamment humanitaires. On n’a rien fait en Europe et ce ne sont pas les porte-avions qui vont faire ça. Actuellement l’Armée française s’occupe de la question Somalienne. A-t-on bien fait d’aller en Afghanistan ? Est-ce une mission de l’Armée ? Et si c’est une mission de l’Armée, est-ce qu’on va pouvoir le faire avec l’armement ? Je me demande comment on peut voir l’Armée débouchait sur cette « chose ». Ce n’est pas évident du tout.
Général COT :
Une des solutions, si je suis votre raisonnement jusqu’au bout, serait de supprimer l’armée. Pourquoi pas ? Le Costa Rica n’en a pas. C’est un autre sujet. M. OBAMA a dit que son objectif final général serait de supprimer l’armement nucléaire dans le Monde. S’il le fait, je dirai BRAVO ! Il faudrait que nous, les Français et les Anglais, mettions aussi notre armement au rencart. Mais c’est difficile de faire ça avant que eux ne l’aient fait. Un Monde sans armée c’est peut-être concevable, mais c’est comme si vous disiez qu’on peut imaginer une justice sans gendarmes. Or pour présenter des criminels devant un juge, il faut les attraper, faire des enquêtes, etc… De la même manière, lorsque dans le Monde des potentats de tout poil massacrent à gogo leur propre population comme ils l’ont fait au Rwanda, en Yougoslavie, en Somalie et ailleurs, comment peut-on, si on en a la volonté, arrêter le bras du massacreur, si on n’a pas les outils adaptés pour le faire ? On ne peut pas seulement envoyer des Médecins sans Frontières ou des ONG du Secours Catholique. Si nous avions été organisé dans le Monde, nous aurions pu arrêter les POL POT, MILOSEVIC et autres bien avant que les massacres ne soient perpétrés, je sais de quoi je parle, en particulier en Bosnie. Un Monde sans armée et sans gendarme est un mythe idyllique.
Question 8 :
Mais avec quelles armes ?
Général COT :
Avec d’autres armes que celles avec lesquelles on se battait contre le Pacte de Varsovie et l’Union Soviétique, c’est une certitude. Nous avons besoin, aujourd’hui de plus d’hommes et de moins de gros matériels. Avoir, chez nous, des chars extraordinaires et des tanks etc.. serait excessif et superfétatoire pour des opérations du genre de celles de l’Afghanistan ou du Darfour, par exemple. Il y a une grande inertie dans tout cela et le matériel construit avant la chute du mur de Berlin, en 1989, dispose encore de 30 ans de vie. Donc nous ne le mettons pas à la poubelle mais nous ne construisons plus le même. On construit des blindés plus légers, etc… Si cela peut vous rassurer, on a compris beaucoup de choses et on s’adapte, nous, les militaires.
D.LEROY :
Vous n’avez pas lu la lettre du Capitaine d’Afghanistan. Elle pourrait être une bonne conclusion, vous ne croyez pas ?
Général COT :
Ma promotion de Saint-Cyr s’appelle DIEN BIEN PHU. Nous avons pris comme filleuls, il y a 2 ans, des jeunes qui sortaient de Saint-Cyr et un de ces filleuls, qui revenait d’Afghanistan, un jeune Capitaine, qui commandait une centaine d’hommes, a envoyé une lettre à un de mes camarades pour lui dire ce qu’il pensait de l’Afghanistan. Je vous lis quelques extraits sans dévoiler son nom :
« Je m’interroge sur 2 points.
- l’Américanisation de la hiérarchie. Les Américains occupent tous les postes clés, ce qui est normal, compte tenu du niveau de leur engagement (à l’exception des Anglais qui réussissent à tirer leur épingle du jeu). Notre avis à nous, Français, est négligé dans les prises de décisions, le risque de ce processus est que nos troupes soient entraînées dans une guerre qu’elles ne maîtrisent pas, avec des objectifs et des méthodes qui ne sont pas les nôtres. En fait, nous subissons cette guerre, nous sommes contraints de nous soumettre à la volonté des autres c’est-à-dire des Américains.
- Le deuxième point c’est la stratégie nouvelle des Américains. Il ne s’agit plus de convaincre les insurgés, la priorité maintenant c’est de gagner les cœurs et les esprits de la population selon la formule consacrée. Or nous ne nous ferons jamais aimer, nous pourrons avoir des alliés de circonstance, car nous sommes puissants mais nous resterons toujours l’occupant étranger »
J’ajoute, moi qui connais bien ce que font les Français en Afghanistan, que les Français font un boulot extraordinaire et que, eux, se font aimer. Ils savent faire. C’est de l’atavisme mais cela n’a aucune importance car nous ne sommes pas appelés, pas plus les Français que les Américains, à rester en Afghanistan. Nous allons revenir, mais il faut que le Gouvernement Afghan, et toute l’Administration qui est autour, arrête le carnage. Ce sont eux qui doivent se faire aimer, pas nous. Mais là, c’est encore plus désespérant qu’en Asie. M . SARKOZY disait, pendant sa campagne : « Il n’est pas significatif que nous restions en Afghanistan. » Mais comme il voulait faire plaisir aux Américains, il a rajouté des hommes.