L’esprit de la démocratie
Intervention de Claude Brulant
Pour Jeremy Rifkin [1]« Jamais le monde n’a paru si totalement unifié par les communications, le commerce, la culture et aussi sauvagement déchiré par la guerre, la crise financière, le réchauffement climatique, la diffusion des pandémies qu’aujourd’hui…La démocratie n’a jamais donc semblé aussi nécessaire, aussi accessible mais si impuissante et fragile ».
I La démocratie défigurée
1 Les défauts du régime démocratique
La démocratie est traditionnellement considérée comme le régime politique le plus juste et le plus adapté aux pays développés. Mais la démocratie n’existe que dans un nombre relativement réduit de pays si l’on considère que plusieurs démocraties n’en portent que le nom et peuvent être qualifiées de « démocratures » par exemple la Russie ou la Turquie.
Certes la démocratie comme tout système est imparfait mais il assure l’état de droit, la séparation des pouvoirs, l’égalité devant le scrutin du moins en théorie. En effet par exemple le scrutin majoritaire ne reflète que très imparfaitement les résultats de l’élection. L’un des meilleurs exemples en est la Grande Bretagne (le two party system qui lamine les possibilités d’émergence d’un 3éme parti ; système qui se justifie par la nécessité de construire une majorité de gouvernement qui soit forte.) De même le scrutin majoritaire à deux tours en vigueur en France limite beaucoup les chances d’émergence d’un parti centriste et réduit considérablement le nombre de députés du Front national (même s’il y a lieu de s’en réjouir politiquement).
A l’inverse la représentation proportionnelle conduit à un émiettement des partis et à des gouvernements de coalition ; ce n’est guère mieux. Citons encore
le mode de scrutin des États-Unis qui a permis à Donald Trump d’être élu avec cependant trois millions de voix de moins que son adversaire Mme Clinton.
Dans tous ces cas la représentativité de l’électorat au Parlement est en grande partie faussée. Toutefois et cela est très important la caractéristiques essentielle de la démocratie si imparfaite soit-elle est l’institutionnalisation du conflit au sein de la société. (Selon Claude Lefort).
2 Les maux actuels dont souffre la démocratie
Mais ces dernières années des maux plus graves défigurent encore davantage la démocratie dans les pays développés. L’abstention même aux scrutins les plus importants atteint des niveaux record. Cette situation est révélatrice de graves altérations.
- Les oligarchies économiques
Sous couvert de démocratie, des oligarchies gouvernent en réalité car les gouvernements sont souvent dessaisis de leurs prérogatives anciennes telle que la régulation économique, la planification indicative. En réalité le système économique capitaliste, surtout sous ses aspects financiers imprègne la vie politique dans son ensemble ; la démocratie souffre aujourd’hui d’une sorte d’addiction à l’économie (le poids des chiffres etc.).
Le recours de plus en plus fréquent à la société civile n’a pas que des effets bénéfiques ; il faut bien observer que ces groupes privés forment une nébuleuse d’intérêts bien organisés qui tentent de privatiser l’intérêt général. La non représentativité des ouvriers, des minorités, des femmes, des jeunes en témoigne.
Enfin le système économique capitaliste orienté exclusivement vers le profit engendre une société consumériste et individualiste, indifférente aux grandes causes, (peut être trop idéologiques d’autrefois) de sorte que tout grand récit politique transcendant semble exclu. Alors qu’autrefois la controverse au meilleur sens du terme, était une composante de l’esprit même de la démocratie aujourd’hui trop souvent au « ou » qui oppose, on préfère le « et » qui compose ?
La fausse croyance qui a prévalu pendant les années qui ont suivi la désintégration du bloc soviétique que la démocratie avait triomphé a contribué aussi à l’affaissement du sens critique et à l’engourdissement de la société .On assiste au démantèlement progressif des compétences de la démocratie.
- Les oligarchies techniciennes
Il faudrait encore évoquer ce que certains qualifient de « société de l’entre soi », lorsque les élus proviennent d’une même origine sociale et surtout d’une même Ecole (comme l’ENA malgré les mérites indéniables de sa création au sortir de la 2éme guerre mondiale).Un même état d’esprit, des relations communes conduisent à privilégier le « le politiquement correct ».Le développement de cette technocratie fait fi de la politique ; elle conduit à une approche qui ne conçoit plus ni n’admet d’opposition. Elle use d’une langue de bois. Tout irait de soi.
– Les contraintes constitutionnelles
Certaines formes constitutionnelles comme en France le régime pseudo présidentiel de la 5 ème République en concentrant toute l’attention politique sur l’élection du président conduit à une « hyperprésidence » , à une forme de césarisme. Cette tendance est encore aggravée par la croyance de bon nombre d’électeurs en un homme ou une femme providentiels. Cette orientation est encore attisée par la « peopolisation » de la politique dont les medias font trop souvent le choix pour répondre aux exigences économique de l’audimat en satisfaisant un public avide d’émotions et d’ « intimisation » du monde politique. Dans le même temps la crise grave des médiations partisanes est patente.
– L’approche médiatique
Le journalisme et les médias sous toutes leurs formes peuvent altérer gravement le fonctionnement de la démocratie quand ils favorisent une mise en scène de la politique, une politique spectacle. Or le journalisme devrait être, ce qu’il est fort heureusement encore souvent, le médiateur inégalé de la démocratie entre l’individu et la communauté. D’une manière générale l’idéal du journalisme est de parvenir au rassemblement conflictuel.
En outre si l’internet exerce des effets positifs indéniables sur le développement de la démocratie, l’irruption de cet espace virtuel en politique peut aussi, effet pervers, renvoyer le débat public dans la sphère privée. Le journalisme peut aussi « gonfler » l’importance d’un mouvement, d’une personnalité, Mélenchon par exemple, le leader de « La France insoumise ».
– La faillite de l’enseignement
La faillite de l’enseignement contribue aussi à cette déperdition démocratique. En France par exemple le baccalauréat est maintenu car en principe il devrait assurer une égalité de niveau sur tout le territoire mais c’est tout à fait symbolique (l’examen des notes de contrôle continu ; les critères définis au préalable par les universités l’emportent de plus en plus aujourd’hui). L’abandon aussi de la méritocratie au profit de la seule recherche de l’égalité et à la seule lutte contre les discriminations, si nécessaire soit elle, est regrettable car elle est essentielle au renouvellement des élites.
- La multiplication des scandales
Enfin la corruption croissante aboutit à une perte de confiance totale des citoyens dans leurs institutions. Ce phénomène est encore aggravé par la volonté délibérée de désacraliser le pouvoir politique et de le banaliser de la démocratie (Sarkosy et ses phrases choc, sa vulgarité, son mépris de la justice, son anti humanisme : travailler plus pour gagner plus) ou la banalisation du pouvoir présidentiel sous Hollande, le Président normal.
II La démocratie alternative
Face à ces graves défis de nombreuses expériences sont tentées depuis plusieurs années pour « redémocratiser » la vie publique, pour lutter contre l’absence de participation des citoyens entre chaque élection, pour améliorer la représentativité des citoyens par delà les systèmes institutionnels grâce à l’internet et à la multiplication des forums, enfin pour améliorer l’accès aux véritables sources d’information.
Les dispositifs formels de démocratie participative conçus pour permettre aux v citoyens de prendre part à la vie politique entre les élections.
Il faut cependant mentionner quelques procédures introduites assez récemment dans les systèmes institutionnels eux-mêmes. Ces pratiques participatives figurent dans les textes officiels et se situent curieusement aux deux extrêmes du système politique.
A l’échelon national comme international, c’est depuis longtemps le referendum, enfermé dans des règles strictes quant à son contenu (par exemple l’article 11 de la Constitution de la Vème République et dans de nombreuses Constitutions). Sa mise en œuvre est rarement satisfaisante du fait même de la question posée et du sujet en cause qui supposeraient d’amples explications et délibérations préalables. Les participants à ces referendums votent souvent hors du sujet de la consultation et pour ou contre le gouvernement ; les récents referendums sur la Constitution européenne de 2005 ou sur le Brexit en sont la preuve. Il en va de même de la pratique des pétitions en vigueur en Italie, en Suisse et récemment introduite dans l’UE par le Traité de Lisbonne.
A l’échelon exclusivement national et partisan on observe aussi depuis quelques années une pratique nouvelle, celle des « élections primaires » dont les résultats sont discutables (éparpillement des candidatures, tractations entre courants etc.).
Enfin dans la société civile la démocratie participative à titre consultatif est particulièrement vivante à l’échelle mondiale s’agissant par exemple de mouvements comme ATTAC ou les économistes atterrés…).
Les dispositifs informels de démocratie participative
Alors que ces dispositifs institutionnels de démocratie participative connaissent des succès inégaux, au contraire sur les sujets d’aménagement du territoire et de protection de la nature, il existe aujourd’hui de nombreux exemples de simple consultation (les enquêtes publiques), de concertation, de coordination, de délibération offertes aux citoyens. Ces procédures offrent l’avantage de convoquer avec des pouvoirs variables les citoyens sur des problèmes concrets et ces procédures produisent de bons résultats pourvu que des règles claires de procédure s’appliquent et qu’une information suffisante soit diffusée au préalable au public concerné.
Plus intéressantes encore de nouvelles formes de démocratie participative à l’échelle nationale apparaissent comme ces Forums (Nuit debout) et ces mouvements (Podemos). Des formes plus anciennes de ce type comme les sit in aux Etats-Unis contre la guerre du Vietnam et plus récemment les manifestations sur la place Tienanmen, les rassemblements de soutien en faveur du « Printemps arabe » en particulier en Tunisie demeuraient très ponctuelles en réponse à des événements graves.
Les diverses formes actuelles de démocratie participative permettent l’expression plus fréquente, indépendamment de l’actualité immédiate, d’une pluralité de points de vue. D’une manière générale ces phénomènes traduisent la survenance d’une forme de « démocratie sauvage » qui correspond à une vague mondiale de fronde, la politique de la rue impose de nouvelles formes à la vie politique. Avant tout c’est l’affirmation nouvelle d’une horizontalité de la politique.
–Les vertus de l’internet
- a) La démocratie participative n’aurait pas trouvé le succès qu’elle remporte sans l’apparition et l’usage courant aujourd’hui des réseaux sociaux. L’internet est devenu un instrument politique qui présente de nombreuses vertus démocratiques telles que :
- la présupposition d’égalité entre les internautes,
- l’élargissement radical de l’espace public
- l’expression et la libération des subjectivités et la libération consécutive des contenus, l’improvisation, le décentrement, un surcroît de confiance en soi, l’absence le plus souvent de déclaration ou de proclamation idéologique ou d’émergence de figures charismatiques dominantes.
- la production de collectifs différents de ceux qui émergent dans la vie quotidienne puisqu’il n’y a plus de filtrage à priori mais seulement un filtrage éventuel à posteriori. Les actions collectives ne résultent pas de modèles traditionnels d’identité de valeurs mais de l’opportunité, de l’occasion qui se présente.
- Alors que l’Etat et le marché monopolisent jusqu’ici les grandes formes d’action collective, le monde numérique bouleverse le séquençage des formes d’actions collectives, produit une inversion du processus de fabrication des collectifs. Ainsi au lieu de partir de valeurs communes/, de rechercher une coordination puis le partage des ressources on part du partage des ressources et on découvre des personnes avec qui se coordonner pour produire des valeurs.
- b) Cependant il ne faut pas se dissimuler les risques évidents de désordre de ces manifestations politiques et de production de contenus illicites, résultats d’une désinhibition des consciences. Quelle est par ailleurs la légitimité de ces expressions collectives, de ces mouvements sachant qu’il y a beaucoup d’internautes potentiels qui demeurent passifs.
En outre les médias n’hésitent pas à structurer à leur avantage ces énoncés et ce faisant à écraser la diversité initiale des messages. S’imposent enfin des mesures de fact checking pour combattre les « fake news » c’est-à-dire le mensonge car la rapidité des formes modernes de l’information ne permet plus de vérifier la véracité des faits.
Pour conclure la démocratie participative n’implique pas, loin de là, la fin de la démocratie représentative. Ses résultats jusqu’ici sont relatifs : elle n’est pas parvenue à infléchir vraiment la politique sur des questions majeures comme le nucléaire, le changement climatique ou la pauvreté. Ces alternatives devraient toutefois réussir à contenir le développement des populismes.
Mais et c’est l’essentiel, la démocratie n’est désormais plus seulement un régime politique ; elle est devenue, au prix d’une mutation lente dans le temps, un principe de la démocratie réelle, le principe démocratie c’est-à-dire la dénonciation de l’absence de véritable représentativité des Assemblées parlementaires, la connivence fréquente des médias avec les pouvoirs établis, bref l’absence de pluralisme et le rétablissement des liens manquants entre les citoyens.
Mais comment la démocratie participative, réelle, qui dénonce un déni de démocratie, peut-elle s’affirmer et s’imposer face aux forces des hiérarchies constituées ?
II La culture garante de la démocratie
Ce que je crois avoir découvert à l’occasion de cette étude, c’est l’actualité évidente de la politique de la culture comme garante d’une démocratie rénovée. Une culture sans démocratie est concevable mais c’est souvent un régime monarchique absolu (les grands travaux comme Versailles et l’essor artistique sous Louis XIV) ou c’est une culture au service d’une idéologie, d’une « dictature du prolétariat » par exemple en URSS. Or « quand l’artiste sert il est asservi » écrit Albert Camus dans son discours de réception du Prix Nobel.
Mais il n’y a assurément pas de démocratie sans culture. La culture irrigue une démocratie intense comme l’était la Russie à l’avènement du communisme, dans toutes les premières années de la Révolution. D’illustres écrivains ont proclamé le rôle vital de la culture en démocratie André Malraux à l’occasion de l’inauguration de la maison de la culture d’Amiens « Le temps vide, c’est le monde moderne ; les seules images aussi puissantes que les images de sang ce sont les images d’immortalité » ou celle de Grenoble en 1968 « Dans une civilisation non religieuse, c’est la culture, l’art qui délivre l’œuvre de sa soumission à la mort ». Désormais tout artiste ,selon Albert Camus « est embarqué dans la galère de son temps », entre les deux abimes de la frivolité et de la propagande.
Cette conviction a toujours été celle de la SEC depuis sa fondation. Deux numéros spéciaux de la Revue Comprendre y sont consacrés Démocratie et culture 1968 n° 33/34 et l’engagement historique de l’homme de culture 1972 n°37/38. Umberto Campagnolo affirme que l’homme de culture joue naturellement un rôle politique et de préciser ce qui est essentiel que « l’homme de culture n’est pas l’intellectuel engagé. Le premier détermine lui-même ses fins et crée ainsi des valeurs alors que le second met son intelligence et son savoir au service d’entreprises dont les buts restent étrangers à ses décisions ».
1 Réaffirmer la définition et les finalités précises de la politique de la culture
Rappelons les valeurs sur lesquelles est fondée la SEC, ce sont :
- La recherche de la paix qui n’ait pas pour alternative la guerre , ce qui implique la tolérance et le souci de vérité.
- La préservation de l’autonomie de la culture.
- La pratique de l’amitié, de la solidarité (article 2 des Statuts de la SEC)
- L’exigence éthique sur laquelle porte par exemple le n° 3 de la nouvelle série de Comprendre, Ethique globale.
- L’engagement européen que sous tend le défi de la culture.
C’est la croyance que la civilisation avant d’être une conquête technologique représente un ensemble de valeurs spirituelles et la croyance en l‘intelligence de l’homme. Cependant ces valeurs ne sont pas immuables mais doivent être adaptées à notre temps. Henri Bartoli, ancien Président du Centre français de la SEC écrira : « Du chaos de nos vies doit surgir une volonté d’agencement d’un monde qui n’est pas déjà fait mais à faire, une exigence radicale de création ».
Quant aux acteurs de la SEC, ce sont les hommes de culture à ne pas confondre avec les intellectuels mêmes engagés.
2 L’actualité des pratiques de la politique de la culture
On ne peut qu’être frappé par la modernité du message de la SEC si on le rapproche des alternatives à la démocratie représentative telles que nous avons tenté de les résumer. On y retrouve la conscience altruiste de l’être humain, la force des liens faibles tels que les sociologues les décrivent aujourd’hui, tolérance, amitié, importance des gestes, des paroles mêmes fugitives à l’autre adressées. Pas de chef charismatique, pas de gourou ni de proclamation grandiloquente mais une présence sur le terrain et des prises de position que ce soit contre les dangers de la bombe atomique pendant la guerre froide et du nucléaire aujourd’hui, des risques que comportent les dictatures, le sous développement ou le changement climatique en l’absence de prise de conscience.
Tel est l’enjeu de la renaissance de la SEC.
[1] Jeremy Rifkin Une nouvelle conscience pour un monde en crise
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